L'ivresse et le Calice relate le parcours presque initiatique d'un tueur en série et indirectement pose la question de la moralité dans l'art (littéraire ici). Un récit sulfureux que j'ai beaucoup apprécié pour toutes sortes d'éléments qui à mon avis pourraient générer des réticences chez certains lecteurs et lectrices. L'auteur prévient que son roman est dérangeant et peut choquer, et je me permets de lui faire écho en précisant qu'il est destiné « à un public adulte et « très » averti » en raison de passages particulièrement crus. » L'un des bénéfices que peut apporter la littérature étant selon moi de susciter émotions vives et questionnements, j'en conseille pleinement sa lecture, si vous ne craignez pas trop d'être bousculé(e) par ses nombreuses aspérités.
Petit résumé
Un beau jour, ou plutôt une sacrée nuit, Thomas, la trentaine marquée par les ravages de l'alcool, se laisse définitivement glisser dans un quotidien en marge de la société. Lors d'une soirée où palpitent toutes sortes de vies qui participent à l'ambiance suragitée de « cette ville grouillante, électrisée », il va commettre l'irréparable et se sentir grisé par un sentiment nouveau qui va révolutionner le cours de son existence, dorénavant galvanisé par une sorte de défiance envers l'autorité institutionnelle.
Un style impeccable et prenant
Très bien écrit, très entraînant même si implacable par moments et assez perturbant aussi, le réalisme inquiétant avec lequel Antoine Garcia construit son histoire donne une oeuvre « habitée » si j'ose dire, et je crains pour lui qu'on ait du mal à faire la part entre son héros tourmenté et sa propre personnalité, tant c'est réussi ! La progression est fluide, les phrases parfaitement articulées. Mention spéciale pour les dialogues naturels et bien tournés. Et aussi pour un passage sur l'éloge de la littérature que j'ai adoré.
Une intrigue déroutante et sous haute tension
Le roman s'ouvre d'emblée sur un passage très trash, qui plante le décor pour une entrée directe au coeur d'une intrigue corsée et sombre, teintée de folie.
Le mobile précis de cet itinéraire meurtrier reste sibyllin, si ce n'est que j'ai compris qu'après des décennies d'errance terne, Thomas éprouvait enfin la sensation d'exister à travers le processus de ses violents passages à l'acte sur des femmes.
Antoine Garcia nous décrit la montée en puissance d'un tueur psychopathe, ses introspections, l'exaltation malsaine et glaçante qui l'anime.
Un voyage au bout d'une très longue nuit où les matins ne comptent plus tellement, où la mégalomanie suscite l'impression d'impunité. La ville devient le terrain de chasse de Thomas, un vivier fécond dans lequel il aiguise son nouveau statut de prédateur.
On se retrouve en train de partager les pensées d'un tueur au moment de sa « naissance », voire de sa renaissance, et de son étonnement curieux vis-à-vis de son absence de remords. Ce qui est glaçant, c'est que l'acteur principal de cette pièce déconcertante se situe dans une normalité relative et presque morne, sauf au moment de ses passages à l'acte qui entraînent une satisfaction narcissique morbide. Thomas est organisé, et parfois il est victime de « bugs » et ses pulsions prennent le relais.
Un anti-héros au charme ambigu
Désormais en marge de la société, cynique et lucide vis-à-vis de sa propre existence et de ses travers, Thomas décide de s'accomplir à travers la création de son « oeuvre », à laquelle il attribue même un côté esthétique très personnel. Egocentré, il évoque tout de même un dédoublement via ce démon tapi en lui depuis sa naissance (à noter, une petite allusion à une maman castratrice), tout en déléguant en partie sa nouvelle puissance « au produit » (l'alcool) : l'ivresse comme circonstance atténuante ? Rien n'est moins sûr…
Ses victimes ne semblent constituer qu'un prétexte à une jouissance qu'il recherche depuis longtemps, et les deux seules personnes pour lesquelles il ressent un attachement indéfectible (quoique…) ne lui tiennent compagnie qu'afin de rassasier des besoins d'un autre genre, un semblant de sécurité consolatrice. Thomas donne lui-même plusieurs clés de sa personnalité complexe et agitée et il faut en effet comme il est précisé dans le résumé, s'affranchir de certaines convenances sociales pour être en mesure de les appréhender.
Est-il attachant ? C'est un anti-héros aux déductions souvent justes et lucides, en contradiction avec ce désordre intérieur qui le pousse à commettre l'impardonnable dans une sorte de transe alcoolique à visée libératrice.
Une vision amère de la société selon Thomas, une conception de la vie « un peu » déjantée
Les autres, ceux qui entourent Thomas, ne comptent pas vraiment. Sa liberté c'est de les éliminer, de les priver de la leur en leur ôtant leur vie. Il pose un regard sans indulgence sur les moeurs sociales qui ne sont que futilités, sur le « brassage » des rencontres occasionnelles et sur la superficialité des couples, en bref, sur les relations humaines. Un désir de renverser des symboles institutionnels (figure matriarcale et patriarcale, règles qui nous sont dictées dès la naissance, vanité de la religion (dans le sens de ce qui est vain)…) et surtout une dénonciation par des moyens extrêmes de toutes ces croyances qui imposent des modes de conduite, et soutiennent la masse d'une conscience collective sociale dont il souhaite se démarquer, pour survivre.
Fou ou pas fou ?
A découvrir à la lecture, selon sa propre perception des valeurs… Au passage, j'ai été bluffée par les considérations très pertinentes sur la pathologie psychiatrique et sur les expertises des professionnels dans ce domaine. le héros reste troublant, à cause de sa façon de redevenir « petit garçon » parfois et, de son propre aveu, sensible aux réprimandes. Mais son côté manipulateur est très explicitement décrit, il se sert de sa culture pointue et de sa connaissance de la psychologie de l'être humain pour parvenir à ses fins, et il peut aussi se révéler sous un aspect authentiquement sensible, ce qui le rend attirant pour ses victimes. Et on ne peut à mon avis qu'être interloqué face à ce qu'il appelle « nourrir son besoin de folie. ». J'aurais tendance à penser qu'il a fait un choix, en basculant du côté du « mal ».
Et la vision de la femme dans tout ça ?
La femme est belle, coquette, intelligente, parfois sagace, souvent dans l'ignorance de ses fragilités et devient pour Thomas un objet de la réalisation d'une sorte de fantasme à assouvir, dont la déviance psycho-sexuelle n'est qu'une facette. Il y aussi LA femme qui se démarque des autres coucheries d'une occasion, et qui représente pour lui une sorte d'évidence fusionnelle (mais il ne faut pas trop en dire !)
En conclusion…
Je me suis demandé quelles valeurs cet écrit transmet-il ? Et j'y ai trouvé une multitude de messages très intéressants, mais je préfère laisser aux lecteurs le soin de se faire leur propre idée.
L'ivresse et le Calice semble offrir une ode à la saveur du crime et à la sensation de plénitude heureuse d'un meurtrier. Une fascination pour un autre soi-même. J'en recommande la lecture pour ce réalisme stupéfiant qu'Antoine Garcia parvient magistralement à instaurer, pour ses qualités d'écriture appréciables, et aussi, je l'avoue, pour une envie de lire les avis d'autres personnes sur cette oeuvre étonnante.