Les gens de la campagne s'occupent de façon étrange. Ils creusent des trous, en comblent d'autres, montent des murs de pierres très lourdes, trimballent des poutres immenses afin d'échafauder des structures considérables qu'ils ne finissent jamais, détournent les cours d'eau, poncent, scient, tordent et détordent des bouts de ferrailles, coupent des arbres, plantent des piquets, empilent dans leur jardin des carcasses de vieilles 4 L que parfois ils transforment en poulailler si bien que leurs habitats ressemblent à des décharges, des casses de voitures. Plus le travail est pénible, périlleux, plus ils sont contents. Ils mettent un acharnement compulsif à se briser les reins, à se cuire la peau au soleil comme si le salut de leur âme passait par l'épuisement total de leur corps. Tout ce qu'ils construisent est laid, les matériaux qu'ils emploient aussi, tôle ondulée, Fibrociment, bâche de plastique, vieux pneus. Ils se foutent complètement du chant des oiseaux comme des couchers de soleil. La nature n'est pour eux qu'une source de revenus dont ils ne profitent guère. Tout cela finira mal.
- Elle... Elle est morte ? Edouard se releva, le visage lisse, dépourvu de toute expression.
- Quand on tire à bout portant sur quelqu'un, il faut envisager ce genre d'éventualité.
Les vieux comme les amoureux sont seuls au monde, c'est-à-dire profondément égoïstes. Il faut les comprendre, ils sont fragiles, au moindre courant d'air leurs os se brisent comme du verre. Tout est trop fort pour eux, le froid, la chaleur, ils se protègent de la vie en attendant la mort.
À proprement parler, à part le pique-nique, l'engueulade avec le voisin, la tache sur son pantalon et le vol des vautours, on ne pouvait prétendre qu'il se fût passé des choses extraordinaires durant ces deux derniers jours, et pourtant, M. Lavenant se sentait vivre intensément, grisé par cette douce fatigue des jours vécus pleinement. Chaque détail prenait une signification toute particulière, rien ne servait à rien même si l'essentiel de cette nouvelle lecture du quotidien lui échappait encore. Il avait la sensation d'être rentré chez lui après un long voyage.
"Mais des ennuis, ce n'est pas l'ennui. Avec les ennuis on finit toujours par s'arranger tandis qu'avec l'ennui, c'est autre chose."
Après s'être tourné et retourné mille fois dans le lit, Édouard se leva et ouvrit la fenêtre en grand. La nuit se diffusa comme une tache d'encre dans la chambre.
"Qui n'avait jamais rêvé de faire un jour place nette, de disparaître, un beau matin ou une sale nuit, sans autre bagage que sa peau sur les os et la malheureuse poignée de souvenirs qui suffit à maintenir tout ça debout. Avait-il besoin de tout ce bric-à-brac qu'on accumule sous prétexte d'une éventuelle utilité et qui, avec le temps, ferraille comme autant de casseroles ?"
"Elle aimait cette vie de poisson soluble, presque une vie d'acteur, s'imprégnant de celle des autres au point d'adopter leurs odeurs, leurs tics, leurs expressions, leurs accents puis, du jour au lendemain, tout effacer et recommencer ailleurs comme un bernard-l'ermite change de domicile."
"Il n'avait jamais accepté cet abandon comme certains aveugles ne se feront jamais à la cécité."
L’Aygues serpentait à droite de la route le long des parois abruptes. A cause des pluies diluviennes incessantes depuis plusieurs jours, ses eaux café au lait charriaient des mikados de branches mortes qui s’amoncelaient dans les méandres contre les rochers. Au-dessus des falaises, des oiseaux virgulaient et rebondissaient sur le trampoline du ciel tendu de bleu. La nature séchait son gros chagrin de la veille.