Un récit passionnant, écrit par Gaudé en hommage pour ses morts, « ceux qui lui ont transmis un peu d'eux-mêmes », ceux qui, « en disparaissant, ont emmené un peu de [lui] avec eux » (p.281). La mythologie, la tragédie, l'épopée et le réel se mêlent dans cet ouvrage magique qui permet que « ce qui est écrit ici [soit] vivant là-bas ».
Si Gaudé présente son roman comme un moyen efficace pour vaincre la mort et le temps, le livre lui-même met en scène des hommes qui, après les héros grecs, descendront dans les Enfers pour arracher un enfant de 6 ans à son destin funeste.
L'intrigue superpose deux temporalités : 1980, année du meurtre de Pippo (diminutif affectueux de Filippo) sous les yeux de son père Matteo et 2002 année de la vengeance de Filippo, revenu des Enfers et décidé à tuer son propre meurtrier, Toto Cullacio, 22 ans après les faits, pour satisfaire son père.
Le lecteur est un peu perdu au départ puisqu'il ne comprend pas comment un enfant mort, qui en plus se présente comme le fils d'un deuxième père (Garibaldo Scalfaro, roi du café) pourrait avoir ressuscité et être en mesure d'assassiner son propre assassin. le narrateur nous informe au compte-goutte, comme dans un bon policier, et n'hésite pas à brouiller les pistes. Ainsi, on se demande pendant un moment comment Grace, le travesti-prostituée, peut être la tante de Filippo et sa véritable mère à ses yeux...
La prise de parole d'outre-tombe de Pippo alterne avec le récit de la lente descente en enfer des parents. La mère biologique, Giuliana, finit par demander à son époux de lui ramener son enfant ou au moins de lui rapporter la tête de son meurtrier. Voyant que ce dernier n'est pas capable, par lâcheté pense-t-elle, de venger son enfant en tuant le meurtrier, elle le quitte.
Matteo qui n'a pas eu le courage de tuer un homme va néanmoins répondre à la requête de sa femme, sans qu'elle le sache, en descendant aux Enfers avec le curé Mazerotti, et en donnant sa vie en échange de celle de Pippo.
Le plus marquant, dans cette histoire, c'est l'incommensurable douleur des parents, parfaitement retranscrite pas
Laurent Gaudé. La mère, notamment, en véritable héroïne tragique, se mutile les seins pour se punir d'avoir voulu se prémunir de la souffrance en bannissant son fils et son époux de son esprit, elle maudit sa propre lâcheté après avoir exécré celle des autres puis elle sombre dans la folie.
Si l'on voit bien, dans le roman, où se situent les Enfers réservés aux défunts, la terre des vivants, elle aussi, semble constituer un véritable enfer pour les « ombres » qui errent dans Naples, la nuit ; pour les parents qui ont perdu leur fils ; pour les travestis comme Grace humiliés par le sobriquet « tapette » dont on les affuble et pour le curé obligé de se barricader dans son église parce qu'il a voulu aider son prochain sans distinction. Gaudé utilise à dessein le terme « d'ombres » pour désigner aussi bien les vivants que les morts : les morts sont plus ou moins lumineux dans les Enfers, en fonction des pensées que leurs proches leur destinent ; les vivants deviennent plus ou moins ténébreux selon les souffrances endurées.
Bref, un très beau livre en hommage aux êtres chers que chacun d'entre nous peut avoir perdus.