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Je ne crois pas à la postérité des êtres. La gloire, la célébrité sont des hochets pour grandes personnes. Se croire immortel parce qu'on a gravé quelques disques est une idiotie, une preuve supplémentaire de la vanité humaine. En revanche, je sais que la musique, la mémoire sonore de la musique, telle qu'on l'a transmise dans les comptines fredonnées au berceau, les chants, les rituels, avant de commencer à la déposer sur des rouleaux de cire il y a 120 ans, n'a pas d'âge.
On imagine ces lieux comme des espaces bien rangés, où chaque livre est localisé au millimètre. Dans les faits, une bibliothèque est un corps mobile, toujours en mouvement, où les livres naviguent, tanguent, s’engloutissent et réapparaissent. On ne compte pas les fantômes, les égarés dans un rayonnage où on les retrouvera dix ans plus tard, sans parler des pièces qui tombent en miettes quand on les ouvre pour la première fois depuis deux siècles.
Je ne crois pas à la postérité des êtres. La gloire, la célébrité sont des hochets pour grandes personnes. Se croire immortel parce qu’on a gravé quelques disques n’est qu’une idiotie, une preuve supplémentaire de la vanité humaine. En revanche, je sais que la musique, la mémoire sonore de la musique, telle qu’on l’a transmise dans les comptines fredonnées au berceau, les chants, les rituels, avant de commencer à la déposer sur des rouleaux de cire il y a cent vingt ans, n’a pas d’âge. Avec quelle dévotion n’ai-je pas écouté, jeune fille, les vieux enregistrements de Wanda Landowska, ou les disques de Cortot, quand il avait traversé la Manche, dans les années 30, pour graver Chopin à Abbey Road ? Le son est étouffé, grésillant, lointain ; et pourtant, c’est un fragment de temps pur, la quintessence du génie de Chopin, qui nous arrive sur ces vieilles galettes.
Je pensais à la succession d'interprètes qui avaient fait vivre cette splendeur à travers le temps.A ces rares volumes manuscrits,qui auraient pu être dix fois détruits, mais qui avaient été copiés avec ferveur,échappant ainsi aux outrages de l'oubli pour être réinventés de génération en génération.
A ces pièces qui,presque trois siècles après leur création, avaient gardé le pouvoir de rassembler, comme elles le faisaient, ce soir, des êtres que tout aurait dû séparer, l'âge, le degré de richesse, l'éducation, la couleur de la peau. J'ai pensé que dans le monde, à cette heure,la fureur et la haine embrasaient la planète un peu partout, qu'on mourait ici dans le bruit des fusils, là dans la détresse des famines et des exils. Mais ce soir,une fraction d'humanité s'était donné rendez-vous à l'abri des notes, pour se réconcilier, se recueillir dans la joie pure d'une communion musicale. (p.277)
La relation d'un interprète à son instrument est si fusionnelle, si physique, que je comprends la terreur des solistes quand ils doivent le déposer entre des mains étrangères. Pour certains d'entre eux,s'en séparer est presque aussi douloureux que de confier leur enfant. Quand on possède un Cernaudi,le simple fait de le quitter des yeux pendant vingt-quatre heures doit être une torture. (p.44)
Du peu d'événements que l'on connaît de la vie de Scarlatti,on sait qu'il a perdu une épouse, Catalina,et vu mourir plusieurs de ses enfants.Il a passé la moitié de son existence en exil,à l'ombre des puissants, loin de sa terre napolitaine, à une époque de morbide Inquisition et de piété obligatoire.(p.79)
La relation d'un interprète à son instrument est si fusionnelle, si physique, que je comprends la terreur des solistes quand ils doivent le déposer entre des mains étrangères. Pour certains d'entre eux, s'en séparer est presque aussi douloureux que de confier leur enfant.
La façon dont je traite cet homme, qui est mon associé, mais avant tout mon ami, est dégueulasse Et moi, suis-je encore son ami? Est-ce qu'on peut encore employer ce mot, une fois passé un certain seuil de mensonge?
Ce furent trois minutes de beauté pure, de grâce suspendue, un de ces moments magnétiques qui abolissent la distance entre la musique, l'interprète et son public. Comme un corps gigantesque, la salle absorbait les mesures, se laissait happer, embraser, subjuguer par cette énergie neuve qui semblait s'écrire directement sous les doigts de Manig TERZIAN. Après la dernière note, une seconde de silence a flotté, comme un parfum d'éternité, avant qu'une clameur enthousiaste éclate, précédant un tonnerre d'applaudissements.
Mon visage était humide quand elle a terminé de jouer ce dernier bis. Je n'ai pas l'habitude de me laisser aller en public. Mais cette femme m'avait rappelé que, malgré les coups de poignard, malgré les outrages que la vie nous inflige, elle pouvait encore, sans prévenir, nous inonder de joie, pour peu qu'on accepte de la laisser venir à soi.
Le processus est long, déstabilisant, angoissant ; comme un abîme au bord duquel on doit se pencher sans trébucher. Mais sans cet effort pour dénuder ses émotions sur scène, sans ce travail pour entendre d'abord la musique "à l'intérieur de soi", cette musique qui réclame, dévorante, son lot de chair, de larmes, d'éblouissements et les prélève directement sur nos existences, on n'est pas grand-chose, artistiquement parlant. Ce qu'il me revenait d'expliquer à ces jeunes musiciens, après ces années d'examens, d'évaluations, de concours où on leur demandait d'abord d'être des athlètes du clavier, c'est qu'il fallait accepter de se présenter humble et nu devant la musique. Que le prix à payer était lourd d'impudeur, exorbitant par moments. Mais qu'on n'avait pas le choix.