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Car être musicien, avant d'affronter la scène, les feux de la rampe, le public, c'est cela, avant tout: s'asseoir devant son instru ment, aligner les notes pendant des heures, chaque jour, chaque semaine que Dieu fait, et nourrir l'illusion de toucher, de temps en temps, à une éphémère perfection.
Imaginer une vengeance soulage; la mettre en œuvre est sordide. Et les blessures qu'on inflige ne réparent pas celles qu'on a reçues.
J'ai regretté de ne pouvoir glisser dans le néant à ses côtés.
Je pensais à la succession d’interprètes qui avaient fait vivre cette splendeur à travers le temps. A ces rares volumes manuscrits, qui auraient pu être dix fois détruits, mais qui avaient été copiés avec ferveur, échappant ainsi aux outrages de l’oubli pour être réinventés de générations en générations. A ces pièces qui, presque trois siècles après leur création, avaient gardé le pouvoir de rassembler, comme elles le faisaient, ce soir, des êtres que tout aurait dû séparer l’âge, le degré de richesse, l’éducation, la couleur de la peau. J’ai pensé que dans le monde, à cette heure, la fureur et la haine embrasaient la planète un peu partout, qu’on mourait ici dans le bruit des fusils, là dans la détresse des famines et des exils. Mais ce soir, une fraction d’humanité s’était donné rendez-vous , à l’abri des notes, pour se réconcilier, se recueillir dans la joie pure d’une communion musicale.
Parce que continuer à espérer quelque chose qui n'arrivera plus est la meilleure manière de se rendre fou.
L’intégrale est sortie un an jour pour jour après la fin de sa chimiothérapie. Les cinq cent cinquante-cinq sonates, au complet. Pendant deux ans ensuite, je les ai jouées sur scène, partout dans le monde. J’avais abandonné la pyrotechnie, les arpèges fusés, les trilles démoniaques : je cherchais le son à l’intérieur du son, comme on finit par le faire dans toute œuvre qui prend possession de nous. J’ai eu l’impression, chaque soir, sur scène, de recréer autant de musique que de silence, ce silence qui seul rendait chaque accord intelligible.
Être musicien, avant d’affronter la scène, les feux de la rampe, le public, c'est cela, avant tout : s'asseoir devant son instrument, aligner les notes pendant des heures, chaque jour, chaque semaine que Dieu fait, et nourrir l’illusion de toucher, de temps en temps, à une éphémère perfection.
Une partition nouvelle, leur disais-je, est comme une eau froide dans laquelle on plonge. Ne la combattez pas, ne la craignez pas, aussi exigeante soit-elle en terme d'exécution. Prenez appui sur ses aspérités, car ce sont elles qui vous guideront. Faites-lui confiance pour vous pousser au-delà de ce dont vous vous croyez capables. N'ayez pas peur d'elle, même si elle vous paraît plus haute que l'Himalaya. Elle vous rendra votre effort au centuple, pour peu que vous acceptiez d'en comprendre les ressorts intimes.
J'imagine l'artisan qui a fabriqué la table, dans le silence de son atelier, à Nancy,un siècle plus tôt, au milieu de la sciure et de la senteur des essences rares;le morceau de bois noir qu'il aura fait préalablement couler dans l'eau pour s'assurer de son authenticité. Jamais je ne serai capable de produire un tel chef-d'oeuvre. Mais accompagner ces pièces à travers le temps,les réparer des vicissitudes des thés renversés et des garde-meubles, de la moisissure et des abandons, me suffit.Je suis l'homme de l'ombre ,le soigneur invisible. Le seul rôle dans lequel je me sente à l'aise. (p.321)
A quoi sert la musique, si ce n'est à être partagée ? Je ne connais rien qui égale sa capacité à reformuler nos chagrins dans une langue supportable. Cet homme dévasté le savait aussi bien que moi.