Un texte "facile" à lire, mais difficile à interpréter!!
Toute la subtilité de ce texte d'
André Gide consiste à livrer un roman à la première personne, même s'il y a plusieurs narrateurs via les courriers, qui semble relativement banal : un couple de jeunes amoureux s'éloigne l'un de l'autre à force de retarder leur engagement pour nombre de raisons qui apparaissent plus comme des prétextes que de véritables impératifs.
C'est le premier degré du texte, et le titre du livre suggère une expérience de nature spirituelle puisqu'il est fait mention de
la porte étroite. Même si ce n'est jamais explicité dans le livre, c'était probablement évident pour les contemporains de
Gide.
La porte étroite fait référence à une réponse de Jésus à un jeune homme riche qui lui demande comment accéder au royaume de Dieu. Jésus répond qu'il faut se délester de ses richesses. Et d'expliquer à ses disciples que pour atteindre le royaume de Dieu, il faudra se dépouiller de tout ce que l'on porte, comme on doit délester un chameau pour le faire passer par
la porte étroite (petit portillon accessible quand les grandes portes ne sont pas ouvertes).
Il s'agit donc de dépouillement, et d'une interprétation de l'évangile assez austère qui était probablement courante du temps de
Gide, beaucoup moins mise en avant aujourd'hui. On parle également dans le texte de quiétisme (doctrine consistant à penser qu'on peut gagner son salut passivement, en s'abstenant d'agir mal) et de jansénisme (doctrine opposée exigeant beaucoup d'efforts de peur que la grâce de Dieu ne manque pour sauver le croyant). Alissa incarne à sa façon les excès du jansénisme par son désir de privation du bonheur, tandis que Julien incarne le quiétisme par son attitude d'acceptation inerte.
Bref, nos deux amoureux semblent plus en recherche spirituelle qu'en recherche charnelle, et le lecteur assiste à la désincarnation progressive de leur amour. La clé en est probablement dans l'attitude de la mère d'Alicia, qui bien que dépressive avait un amant, et donc une jouissance immodérée. Sa fille semble vouloir prendre le chemin inverse, un chemin d'austérité et d'abnégation, dont il est inutile ici de rappeler les différentes étapes, si ce n'est qu'elles vont la conduire à une sorte de mélancholie mortelle à force de réprimer ses sentiments.
Tout au long de la lecture, je n'ai pu m'empêcher de me demander, mais que ne cédent-ils à la passion des corps? le journal intime trouvé en fin d'ouvrage en livre une clé : les moments de grande froideur d'Alissia correspondent à ses luttes les plus intenses contre ses désirs.
Que
Gide aie voulu critiquer l'austérité des moeurs de son époque et montrer à quel point elle pouvait être mortifère, nul doute là dessus. Cette austérité est un héritage du XIXème siècle et va continuer à peser sur la foi chrétienne tout au long du XXème siècle, on en voit aujourd'hui des traces dans les scandales liés à des maltraitances dans les orphelinats : il fallait maîtriser les tentations de la chair.
Nos deux héros sont de bonne volonté, presque trop, puisqu'ils acceptent les séparations, et même les provoquent comme de nouveaux moyens de s'assurer de la sublimer leur amour et de s'assurer de sa pureté.
L'intrigue se complique par l'amour de Juliette, la soeur d'Alicia, pour le narrateur. Une nouvelle chance pour Julien de rencontrer l'amour, qu'il va également laisser passer. Juliette va se marier à un homme qu'elle n'aime pas, mais avoir des enfants et être heureuse, tout en restant amoureuse de Julien. Elle représente le pragmatisme et le compromis alors qu'elle est à priori la plus passionnée des deux soeurs. Sa porte étroite à elle se révélera féconde.
Je ne peux m'empêcher de faire le parallèle avec une mystique contemporaine du roman :
Thérèse de Lisieux, qui va également être en prise avec la dépression, et également donner sa vie, jeune, dans une extase mystique, en 1897, soit douze ans avant l'écriture du roman. La publication des journaux intimes de Thérèse lui vaut un succès mondial rapide et il n'est pas impossible que
Gide en ait eu connaissance.
Quoiqu'il en soit, le livre fut salué du temps de
Gide comme un éloge de la vertu, ce qu'il n'est probablement pas, car qui peut envier les deux protagonistes de l'histoire qui sacrifient ce qu'ils ont de plus beau pour une illusion qui n'a finalement pas de sens, et qui ne devient qu'un immense bourbier.
La conclusion en serait plutôt : méfiez-vous de trop chercher
la porte étroite. La vie est effectivement suffisamment riche en porte étroites pour qu'on n'aille pas s'en inventer des supplémentaires!