Un titre énigmatique et une histoire qui commence à Paris par la lettre féroce que Bernard envoie à son père adoptif ; il vient d'apprendre qu'il est un « bâtard », selon la terminologie de l'époque. Fracassant début de roman dont il ne faut pas attendre d'autre conséquence que la liberté qu'elle octroie au jeune homme en coupant tout net les ponts avec sa famille. Renverrait-elle à celle que prend l'auteur avec la composition de ce roman si peu orthodoxe ? La première partie se noue, au moment de leur baccalauréat, autour de Bernard et Olivier auxquels se joint bientôt Edouard, plus âgé, qui arrive d'Angleterre. le livre commence par prendre forme autour du journal d'Edouard découvert par Bernard dans la valise qu'il lui a subtilisée. Il est ensuite bien délicat de rendre compte de toute la série d'événements simultanés affectant les trajectoires individuelles des personnages dans ce roman à tiroirs.
Même l'enquête, évoquée en filigrane concernant une affaire de maison close et un réseau de fausse monnaie écoulée par une bande de lycéens (animée par Georges le frère cadet d'Olivier), n'est qu'un écran. C'est une piste se profilant parmi d'autres dans un mille-feuille d'histoires alambiquées qui se juxtaposent ou s'entrecroisent et dont ne sont pas exclues allées et venues entre présent et passé mais dont les tenants et les aboutissants importent peu. Des nombreux personnages qu'on y rencontre tous, peu ou prou, sont à un moment donné principaux puis secondaires ou vice-versa, mais ceux d'Edouard, l'écrivain en train d'écrire, et de Passavant, le dandy mondain, qui se pique de littérature, auteur de «La Barre fixe», représentent chacun un pôle nettement plus identifiable autour duquel gravitent leurs satellites.
La deuxième partie du roman, en Suisse (Saas-Fé) fait apparaître de nouveaux personnages (Boris et sa psychanalyste) et toujours plus de complexité puisqu'il s'avère que le journal d'Edouard, connu au début grâce à Bernard, n'est que la préhistoire d'un roman en gestation : «
Les Faux-Monnayeurs ». Roman futur d'Edouard dans le roman présent d'André. Ainsi
Gide embarque-t-il le lecteur dans les arcanes de sa création littéraire avec toutefois assez de recul et d'ironie, décelables dans les propos verbeux qu'il prête à Edouard (2ème partie, chapitre 3), pour faire penser qu'il ne prend pas forcément au sérieux sa propre tentative romanesque. du coup la fausseté de la monnaie qui s'écoule dans le roman peut prendre une tout autre signification. Parabole mettant en jeu les fondements de l'écriture ? Au royaume du faux chacun règne ici en maître : Edouard et Passavant l'illustrant à merveille avec leur appétence pour l'artifice ou la phrase creuse. La littérature n'est-elle finalement qu'une forme d'illusion, de fausse-monnaie ? On sent bien que ce questionnement traverse la composition. La troisième partie se déroule à la pension Vedel, où le jeune Boris, venu retrouver son grand-père, trouvera une fin tragique (issue d'un fait divers réel relevé par
Gide). Rien ne s'achève mais tout se transforme, se poursuit en apparence, dans ce vrai/faux roman.
Gide jauge et examine aussi ses personnages, leur façon de fonctionner dans le récit et, comme s'ils lui échappaient presque, semble prendre le lecteur à témoin de leur autonomie. Roman nouveau ou nouveau roman, on ne sait, mais
Gide novateur sûrement.
On fait tout aussi bien de se laisser porter par la vague d'énergie qui traverse les dialogues dans un flot ininterrompu de théories et de réflexions échangées entre les personnages (sur l'homosexualité, l'éducation, le couple, la paternité, la création littéraire, l'amour, le mariage, les femmes etc.) ; lecture très tonique sur ce plan là. La nouveauté de la construction autorise peut-être
Gide à faire de l'homosexualité un des sujets majeurs du livre. Les multiples départs d'intrigues sont autant de prétextes, dans cette composition en abyme, lui permettant de dévoiler en creux ce qui doit rester discret : l'amour entre personnes de même sexe et l'ambivalence des sentiments. Dans cet espace conquis sur les conventions on aurait d'ailleurs pu espérer que les personnages féminins s'émancipent aussi du schéma traditionnel or c'est tout le contraire : piégées par le mariage elles sont soit dévouées à leur mari et leurs enfants, soit lâchées par leurs amants ou résignées comme Laura, la femme du pasteur Vedel, et Pauline, la mère d'Olivier, seule Sarah s'en tire un peu mieux. On reste en 1925 tout de même !
Une bonne relecture. Suscitant réflexions - intérêt majeur du livre. Une phrase de G. Painter en conclusion : « le but visé par
les Faux-Monnayeurs n'est pas de transmettre une monnaie, même authentique, fabriquée par
Gide, mais de permettre au lecteur d'accéder à son indépendance en frappant la sienne »