Je me demande si le père de mon père, que je n'ai pas connu, portait l'odeur d'usine dans toute sa peau et tout son vêtement. S'il rentrait lui aussi imprégné d'essences pures, si sa présence provoquait de semblables , silencieuses apocalypses, pouvait défaire le monde dans lequel il surgissait, en imposer un autre, avec ses propres protocoles, que sa disparition renversait aussitôt et les souris dansaient. S'ils se sont transmis ça, en même temps que le patronyme, le patriarcat, la maison magnifique parmi les oliviers: cette capacité à occuper l'espace, le saturer. Le confisquer. (p.20)
D’un bout à l’autre de mon enfance, l’odeur d’usine signe le retour de mon père. L’odeur puissante des cuves à distiller, qui excède toutes les odeurs connues de la nature, les aggrave prodigieusement. Odeur d’essences pures, lavande pure, rose pure, orange pure, vanille pure, parfois additionnées, citron pur et griotte pure, menthe pure et tubéreuse pure, trop compactes pour se dissoudre, s’annuler l’une dans l’autre : iris contre gingembre, encens contre violette, luttant à même la fibre des vêtements. L’odeur incruste les vestes de mon père, ses écharpes de laine, ses mouchoirs de soie, ses costumes, ses chemises, ses nœuds papillon, le cuir de ses chaussures, et aussi ses cheveux, la peau de son visage, la peau de ses mains, ses ongles, ses poils. Dès son entrée dans la maison, l’odeur d’usine dissout toute concurrence, le fumet de soupe et de gratin en train de cuire, les effluves de savon de Marseille de la salle de bains, le tabac froid, l’humidité des murs. L’odeur précède mon père, l’escorte dans les couloirs, marque son sillage comme l’herbe couchée le passage d’un animal.
(...) L’odeur dessine un territoire, le territoire de mon père.
Dans mon enfance tout le monde porte un parfum par-dessus ses phéronomes (...)
Ma mère c'est -L'Air du temps- Un bouquet de printemps d'où jaillit l'image pastel de cerisiers et d'amandiers en fleurs. (...)
L’Air du Temps est mon corridor olfactif, il me conduit vers ma mère, vers le foyer, chez moi. (p.16)
Dans mes souvenirs d'enfance mon père n'a pas de visage et quasi pas de corps. Son corps et son visage sont en voyage d'affaires ou dissous dans l'odeur d'usine. Je me souviens de ce cliché pris quelques heures après ma naissance : je suis un vermisseau lavé et habillé qu'il tient sur un bras à même le costume, il vient donc de sortir de l'usine ou il s'y rend, et à sa tenue je comprends que notre première rencontre s'est faite dans l'odeur d'essence pure. Je ne vois sûrement de lui qu'une forme ronde et claire, mais je suis pourvue de neurones olfactifs en parfait état de marche depuis ma huitième semaine in utero. C'est donc ça, mon père, d'emblée : un bloc olfactif qui n'a pas de visage.
Pour l'instant, je n'en suis qu'à cette allégation positive, merveilleuse: ton odeur c'est toi. Tu existes, intrinsèquement, grâce à ton odeur, tu es quelqu'un. (p.35)
Ce que sent le chagrin je l'ignore, il y a mille visages au chagrin. Je veux écrire chaque émotion avec la précision d"une formule olfactive. La disséquer composante après composante, conduire le lecteur de l'une à l'autre, et ainsi jusqu'à épuisement de l'ensemble des éléments du bouquet pour qu'à la fin ce soit le lecteur qui fasse la somme, qui nomme, qui conclue au chagrin, à la tendresse ou à l'angoisse, que je ne nommerai pas moi-même.
A cause de l'odeur, je sais qu'il est dans la maison.