Un lien très ancien les unissait. Et de même qu'Ilia Illitch ne pouvait ni se lever, ni se coucher, ni se peigner, ni se chausser, ni dîner sans l'aide de Zakhar, de même Zakhar ne pouvait se figurer d'autre maître qu'Ilia Illitch, ni d'autre but dans la vie que de l'habiller, le nourrir, le rabrouer, lui mentir même, mais aussi l'adorer au plus profond de son âme.
La vie à ses yeux se divisait en deux parties : l 'une se composait de labeur et d 'ennui-ce qui chez lui était synonyme ; l 'autre de repos et de jouissances paisibles .
Même de nos jours, le Russe, au milieu de la réalité sans fantaisie qui l'environne, aime croire aux séduisantes légendes du passé. Et il se peut fort bien que pendant longtemps encore il refuse d'y renoncer.
Mais à présent j’ai changé d’avis et je dis : ‘’Qu’arrivera-t-il quand je serai tout à fait attaché à elle, quand le fait de la voir ne sera plus une joie mais un besoin ?’’ Alors je serai définitivement perdu. Et j’avoue que je ne peux songer à cette perdition sans effroi…
M. Oblomov pouvait avoir de trente-deux à trente-trois ans : il était de taille moyenne et d 'un extérieur agréable ; il avait les yeux gris foncé , mais ses traits accusaient l 'absence de toute idée profonde et arrêtée .
Pouvait-on se prendre de sympathie pour un être pareil ?
Était-il lui-même capable d' amour , de haine ,de passion ?
Il semblait qu 'il dut aimer ,haïr et souffrir , car personne
n 'échappe à cette loi . Mais il savait s 'arranger de manière
à aimer tout le monde .
Dans l 'émotion même ,ses mouvements étaient alanguis par une paresse qui ne manquait pas de grâce .
Et ce pauvre monsieur à lunettes, poursuivit Oblomov, qui m'a harcelé pour savoir si j'avais lu le discours de tel député, et qui a écarquillé les yeux quand je lui ai dit que je ne lisais jamais les journaux ! Après quoi, il a enchaîné sur Louis-Philippe, en parlant de lui comme si Louis-Philippe était son père ! Après quoi il m'a posé d'innombrables questions pour que je lui confie ce que je pense du fait que l'ambassadeur de France a quitté Rome. Comme si l'on pouvait se charger de toutes les nouvelles de l'univers, et pérorer, pérorer, jour après jour, semaine après semaine, jusqu'à en perdre le souffle ! On ne le peut pas, naturellement ! Mais lui, il n'en a cure. Et si Mehmed Ali envoie un navire à Constantinople, il se creuse aussitôt la tête : "Pourquoi ?" Et si demain Don Carlos échoue dans ses projets, le voilà dans une angoisse mortelle. Que l'on creuse un canal, ou que l'on envoie des troupes au Levant, alors, Seigneur, le torchon brûle ! Et il change de visage, il court, comme si c'était contre lui que ces troupes marchaient, comme si c'était lui que l'on creusait ! Tu vois, ils n'ont rien à faire, aussi s'éparpillent-ils dans tous les sens ! Sous cette "universalité" se cache un vide affreux, une absence de sympathie totale à l'égard de n'importe qui, de n'importe quoi... Évidemment, suivre un sentier modeste, mener une vie laborieuse, ils trouvent cela ennuyeux, car s'ils vivaient ainsi, ils ne pourraient jeter de la poudre aux yeux d'autrui, et tout ce qu'ils veulent c'est jeter de la poudre aux yeux. Tout ce qu'ils veulent, tout ce qu'ils cherchent !
De tels excès de lecture lui semblaient insupportables et contre nature .
Et il ne suffit pas que tu endures cette tristesse, cette souffrance, il faut encore que tu les aimes, et que tu respectes tes questions, que tu respectes tes doutes. Ils surviennent, vois-tu, aux sommets de la vie, quand les désirs grossiers disparaissent. La plupart des gens s'agitent sans connaître le brouillard des doutes, l'angoisse des questions. Mais pour qui les rencontre à l'heure juste, ils ne sont pas des bourreaux, mais de précieux visiteurs.