Je connais des gens qui prennent la vie en horreur sous l'étrange prétexte que le monde leur déplaît. Comme si le monde et la vie était sortis du même ventre ! Le monde n'est que le lieu où la vie s'aventure.
- Je suis un métis, comme toi. Et que sont les métis, par chez nous, Luis? Des hommes nés d'un viol. Le dieu des chrétiens a violé la Pachamama, et nous sommes tombés sur terre avec deux âmes ennemies, autant dire perdus d'avance ou tout au moins condamnés à n'exister qu'à peine si nous ne parvenons pas à les accorder. Nous devons ouvrir une porte entre ces deux sources de vie.
Ce que j'avais appris de ces lieux immémoriaux n'avait fait qu'accroître le désir confus, démesuré, inavouable qui me poussait à les fréquenter, et la crainte respectueuse que j'éprouvais à m'y aventurer. On disait ("le vent savait", selon les vieux Indiens) que Tihuanaco, au sortir d'une vieille nuit, s'était autrefois dressé comme la borne du bout du monde devant Manco Cápac, le fils de Viracocha, le dieu Soleil. Ce conquérant insatiable avait bâti Machu Picchu, Huayna Picchu et Cuzco, les cités indestructibles de l'Empire inca. Il avait tracé des routes pavées au travers des montagnes, inventé l'astronomie et l'agriculture, domestiqué les fleuves et les cascades.
A Cuzco sont des rues sans maisons ni boutiques. Elles longent des murs aux pierres inamovibles, aux ombres raides, aux jointures semblables à des paupières fermées. On y rencontre des Indiens sortis on ne sait d'où, peut-être de portes invisibles dans l'épaisseur du temps. Car le temps n'est pas passé sur cette ville. Il s'est assis sur elle et il s'est endormi. On y sent partout la présence de la Pachamama, la Terre nourricière. Les Espagnols n'ont pas effacé son règne. Les Quechuas qui peuplent ses ruelles paraissent tous sortis des plis de ses habits, de ses mains, de son souffle. La couleur de leur peau, leurs tissus, leurs sculptures rugueuses, leur voix traînante aussi, leur lenteur sensuelle, tout en eux semble d'elle.
Un guerrier ne se plaint jamais, Luis. Il sait qu'il n'a aucune chance de vaincre s'il ne prend pas le risque de tout perdre.