La lune baignait tout le paysage avec une capiteuse douceur. La nuit dispensait ses trésors. Dans le ciel chaque étoile avait pris sa place avec la même exactitude que dans une carte sidérale et présentait une image tellement probante de la nuit telle qu’on la connaissait de toujours et qu’on pouvait à bon droit l’attendre, que le cœur était touché devant cette scrupuleuse, naïve et presque enfantine reconstitution comme devant l’acte d’une bonté insondable. La nuit dispensait ses trésors.
"Dans le silence des arbres, à peine distinct de celui des étoiles, ils vécurent une nuit du monde dans sa privauté sidérale, et la révolution de la planète, son orbe enthousiasmante parut gouverner l'harmonie de leurs gestes les plus familiers."
Et le salon entier avec la fin du jour s’emplissait de l’ombre des branches, de leur foisonnement ténébreux, et plongeait avec eux au cœur de la forêt dans un silence qui ne les défendait plus de son étreinte envahissante, et les taches jaunes et brillantes du soleil glissant au travers des vitraux sur les murs paraissaient à l’œil envouté indiquer non plus l’heure à chaque instant plus avancée du jour, mais au contraire à la façon d’un niveau minutieux les oscillations bouleversantes de l’entière masse du château engagé comme un navire en détresse au travers des houles puissantes de la forêt.
[...] un moule parfait ou l'adhérence du visage même de la vérité paru trop étroite est trop proche pour qu'elle fût alors déchiffrable.
Quant aux machines de guerre qui dans ce récit sont mises en œuvre ça et là, destinées à faire mouvoir les ressorts toujours malaisément maniables de la terreur, un soin particulier a été apporté à ce qu’elles ne fussent, et surtout ne parussent pas inédites, et pussent par conséquent jouer du plus loin possible le rôle d’un signal avertisseur. Le répertoire toujours prenant des châteaux branlants, des sons, des lumières, des spectres dans la nuit et des rêves, nous enchantant surtout par sa complète familiarité, et donnant au sentiment du malaise sa virulence indispensable en prévenant d’avance que l’on va trembler, na pas semblé pouvoir être laissé de côté sans que fût commise une faute de goût des plus grossières. De même que les stratagèmes de guerre ne se renouvellent qu’en se copiant les uns les autres, et nous font éprouver ce sentiment tout à la fois d’étourdissement créateur, de gloire et de mélancolie qui nous saisit à la pensée que la bataille de Friedland c’est Cannes et que Rossbach répète Leuctres, il semble décidément ratifié que l’écrivain ne puisse vaincre que sous ces signes consacrés, mais indéfiniment multipliables. Puissent ici être mobilisées les puissantes merveilles des Mystères d’Udolphe, du château d’Otrante, et de la maison Usher pour communiquer à ces faibles syllabes un peu de la force d’envoûtement qu’ont gardée leurs chaînes, leurs fantômes, et leurs cercueils : l’auteur ne fera que leur rendre un hommage à dessein explicite pour l’enchantement qu’elles ont toujours inépuisablement versé sur lui. (Avis au lecteur)
Mais la nuit se prolonge et l'allée étire sa fatale longueur. Et ils savent maintenant, de toute certitude, que leur route ne finira qu'à la surprenante splendeur du matin.
Le vent caressait leur visage et le quittait comme un insecte une fleur, et ils s’étonnaient du mouvement régulier des nuages, de l’agilité des herbes, du fracas enthousiasmant des vagues et du mystère de la respiration qui les visitait comme un hôte secourable et inconnu.
Mais il ne se retourna pas vers le mystérieux voyageur. Il ne se retourna pas. Il se mit à courir au milieu de l'allée, très vite, et les pas suivirent. Et, perdant le souffle, il sentit maintenant que les pas allaient le rejoindre, et, dans la toute-puissance défaillante de son âme, il sentit l'éclair glacé d'un couteau couler entre ses épaules comme une poignée de neige.
Herminien songeait à Heide. Ces journées qu'Albert supposait emplies pour lui de la substance de riches travaux, de difficiles méditations, il les passait presque entières couché sur son lit, d'où son œil plongeait sur les bois mélancoliques de Storrvan. À peine voyait-il la robe blanche de Heide se perdre parmi les premiers arbres qu'il lui semblait que la vie se retirait de lui, et que le soleil flambait sur un horizon entièrement aride.
Cependant il leur semblait maintenant qu'ils traversaient des plaines basses et attentives, coupées d'eaux stagnantes, où les roseaux dressés comme des lances conservaient une surnaturelle immobilité, puis la route escalada avec lenteur une puissante colline, dont un air plus léger annonça l'altitude encore incommensurable - et souvent ils se retournèrent avidement pour deviner l'écrasement d'un paysage encore tout couvert des voiles denses de la nuit.