On ne sait s’il y a une crise de la littérature, mais il crève les yeux qu’il existe une crise du jugement littéraire.
Si délibérément que nous cherchions à nous nettoyer les yeux en face de nos lectures, à ne tenir compte que de nos goûts authentiques, il y a un tribut payé aux noms connus et aux situations acquises dont nous ne nous débarrasserons jamais complètement.
la masse des connaissances humaines acquises, dans presque tous les domaines, a grandi comme on sait à peu près au-delà de toute expression – il n’est plus question, et depuis longtemps, pour un cerveau normalement conditionné, d’en tenir registre, et de s’en faire une idée lointaine autrement qu’à travers des vulgarisations non plus de seconde, mais de troisième ou de quatrième main.
Puisque j'en suis aux prix littéraires, et avec l'extrême méfiance que l'on doit mettre à solliciter son intervention dans les lieux publics, je me permets de signaler à la police, qui réprime en principe les attentats à la pudeur, qu'il est temps de mettre un terme au spectacle glaçant d'"écrivains" dressés de naissance sur leur train de derrière, et que des sadiques appâtent aujourd'hui au coin des rues avec n'importe quoi : une bouteille de vin, un camembert (...).
"Le grand public, par un entraînement inconscient, exige de nos jours comme une preuve cette transmutation bizarre du qualitatif en quantitatif , qui fait que l'écrivain aujourd'hui se doit de représenter, comme on dit, une surface, avant même parfois d'avoir un talent."
"De ce que l'écrivain dispose aujourd'hui de mille manières de se manifester qui portent souvent infiniment plus loin que ses livres, il se trouve que sa mise en place gagne infiniment en rapidité à emprunter d'autres voies que la lente pénétration, la lente digestion d'une oeuvre écrite par un public que la faim ne dévore pas toujours."
Il vaut mieux prendre son parti (car on ne reviendra pas en arrière) de cette curieuse électoralisation de la littérature, mais il est préférable de savoir « à quoi s’en tenir » à défaut d’y voir clair : nous sommes entrés avec elle dans une ère d’instabilité capricieuse où les constellations risquent de se bousculer et de se remplacer assez vite, car l’actualité dévore sans pitié ses objets : elle peut nous inviter, c’est le mieux qu’on puisse souhaiter, sinon à une suspension de jugement qui n’est pas dans l’ordre des choses, du moins à un minimum de restriction mentale quand nous prétendons prononcer sur la littérature de ce temps autrement que sous l’angle du fait-divers : nulle jusqu’ici sans doute, au milieu d’une consommation sans mesure d’intelligence critique, n’aura plus obstinément tenu secrètes ses vraies perspectives, et dérobé au regard les attendus d’un jugement à venir.
Une infime partie du public qui parle aujourd'hui de la littérature en a vraiment connaissance, et il est impossible de rendre compte de ce fait insolite si l'on ne cherche pas à saisir sur un plan plus général les extraordinaires transformations survenues depuis quelques décades dans le mode d'appréhension et dans le comportement de tout public quel qu'il soit... Depuis, disons un demi-siècle, la masse des connaissances humaines acquises, dans presque tous les domaines, a grandi comme on sait à peu près au-delà de toute expression - il n'est plus question, et depuis longtemps, pour un cerveau normalement conditionné, d'en tenir registre, et de s'en faire une idée lointaine autrement qu'à travers des vulgarisations non plus de seconde, mais de troisième ou de quatrième main... La conséquence est que - numériquement parlant - en 1950 il n'existe pratiquement plus nulle part de public de première main ( les quelques spécialistes qui restent au contact avec les ultimes développements de leur science étant public de troisième ou de quatrième main pour tout le reste )...
...alors, comme un enlisé qui lève la main frénétiquement hors du sable avant de consentir à sa nuit, il y avait encore des gens du monde pour contester passionnément, dans une crise de colère rouge, que l'espace fût courbe comme le voulait Einstein, des préposés au balisage pour ricaner rageusement de la dérive des continents. Il semble, hélas, que l'affaire d'Hiroshima, plus encore que d'une ville entre cent autres, ait fait pour toujours table rase de ces derniers chevaliers de la commune mesure, plus encore qu'à une tyrannie matérielle mondiale ouvert les voies à une ère de servage consenti de l'esprit. Quelque chose a cédé, qui n'était pas des murs de bois et des cloisons de papier : le public, forcé dans ses ultimes défenses, a capitulé d'un coup devant l'idée qui l'aveuglait d'une distance désormais sidérale, infranchissable, entre la portée de son œil et le comment d'un phénomène, il a abdiqué d'un coup ses derniers pouvoirs de vérification et de contrôle, il s'en est remis, résigné désormais à vivre dans le fabuleux grisâtre et quotidien d'une bête domestique, à prendre humblement dans la main ce qu'on lui donne, sans chercher de raisons.
Dans la conscience de chacun, le sentiment de quelque chose de dérisoire et même de coupable a fini par colorer insidieusement les réactions d'ailleurs de plus en plus apeurées du sens individuel, et même là où, comme en littérature, le goût n'avait aucune raison de laisser prescrire son bon droit à trancher immédiatement, on dirait qu'une contamination s'est produite : à la réaction extrêmement prudente et cauteleuse, pleine d'inhibitions, qui est aujourd'hui celle du lecteur moyen quand on le sollicite de juger en l'absence de tout repère critique, on sent que la caution des spécialistes, auxquels il se réfère d'instinct en toutes matières, lui fait ici défaut cruellement, qu'il a le sentiment de s'avancer en terrain miné, de n'avoir pas en main tous les éléments...
"nous sommes entrés avec elle dans une ère d'instabilité capricieuse où les constellations risquent de se bousculer et de se remplacer assez vite, car l'actualité dévore sans pitié ses objets"
L'écrivain moderne est devenu une figure de l'actualité, et comme telle, magique, prise dans la même erreur inquiétante de magnésium, la même flamme dévorante, fiévreuse qui semble brûler ceux qu'elle illumine "par les deux bouts".