C'est peut-être à cet instant - là que l'inquiétude s'est emparé de moi, cet instinct originel que nous possédons tous, celui qui nous pousse à protéger nos enfants du mal.
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Johannes Ahonen a disparu début mars. Victor Calgren, le 10 mai. Les deux corps ont été retrouvés au sud de l'archipel de Stockholm :les deux corps ont été soumis à une extrême violence et étaient enveloppes dans du tissu et des chaînes. Bien que nous ne puissions pas prouver qu'il s'agit d'un homicide, je pense qu'on peut partir de cette hypothèse, et de l'idée qu'il sagit du même coupable.
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Malin, qui travaille en temps normal à Katerineholm, faisait partie du groupe qui a enquêté sur les meurtres d'Ormberg, une affaire qui defraya la chronique en Suède et qui changea à jamais sa vie. Pendant de longues années, sa propre tante avait emprisonné dans sa cave une femme qui se révéla être la mère biologique de Malin. La. Femme qui l'avait élevée, qu'elle avait toujours appelée "maman" lui avait menti sur son identité.
Nous nous disputions de cette manière irréfléchie et fatigante dont les gens se disputent -j’imagine- dans la plupart des familles, un matin ordinaire, dans un pays riche et sûr comme la Suède.
Mon père en profitait pour citer la lettre de Saint Paul aux Ephésiens, écrite alors qu'il se trouvait en captivité à Rome :" Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au seigneur."
- Mais pourquoi? Pourquoi serions -nous devenus plus narcissiques?
Martin sourit en coin.
-La société a changé, les structures sociales ont éclaté, la plus petite unité n'est plus la famille, mais l'individu. S'ajoute à cela la montée en puissance des réseaux sociaux. Plus d'un milliard de personnes se connectent sur Facebook chaque mois. Un milliard, vous imaginez? Et les autres plateformes se développent à vitesse grand V. Il y a une forte corrélation entre la dépendance aux réseaux sociaux et le comportement narcissique. Une corrélation établie par essai clinique. En réalité, ce n'est pas étonnant - l'objectif est de montrer une façade qui permet d'engranger le plus de likes, de commentaires, enfin, ce qui intéresse l'utilisateur.
Les mathématiques étaient mon seul point fort à l’école. Peut-être aussi le suédois, quand j’étais plus jeune, parce que j’aimais bien lire. Mais j’ai arrêté : personne n’a envie de s’afficher dans les transports un bouquin à la main.
Je ne me souviens pas de ce que j’ai fait ce matin-là, peut-être un peu de ménage. Mon genou me faisait terriblement souffrir et je crois que j’ai avalé plusieurs comprimés anti-inflammatoires. J’ai peut-être fumé quelques cigarettes en cachette sous la hotte de la cuisine et Nadja a regardé des dessins animés. D’ailleurs, j’avais dû augmenter le son à cause du vacarme des travaux sur l’avenue Karlavägen.
Ma fille aînée, Alba, a téléphoné depuis Paris pour m’emprunter de l’argent. Placide mais déterminé, je lui ai demandé d’en parler à sa mère : n’avais-je pas déjà rallongé de trois mille couronnes son argent de poche ? Sans oublier qu’Alexandre et Stella, son frère et sa sœur, n’avaient rien eu. Il fallait bien faire preuve d’équité, non ?
L’équité, quel drôle de concept, a posteriori.
Au bout d’un moment, Nadja, lasse de la télévision, s’est mise à chouiner, inconsolable. Je l’ai prise dans mes bras et j’ai arpenté l’appartement, tentant vainement de la calmer. Son petit corps était brûlant de fièvre et je lui ai donné du paracétamol, contre l’avis Afsaneh – une autre de nos pommes de discorde. Selon elle, on ne doit pas administrer de médicaments aux jeunes enfants, sauf s’ils sont à l’article de la mort.
Nadja a fini par s’apaiser – grâce à l’antipyrétique, à la tartine préparée par mes soins ou au bruit des travaux dans la rue qui représentait une distraction bienvenue, je l’ignore. Elle a voulu regarder dehors et je l’ai soulevée sur le rebord intérieur de la fenêtre. Elle est restée un long moment comme ensorcelée, à observer la pelleteuse creuser lentement la chaussée trois étages plus bas, tout en léchant de sa petite langue pointue le beurre de sa tartine et la morve sur sa lèvre supérieure. Nous avons discuté quelques instants de tractopelles, voitures, camions et motos – de tous les moyens de locomotion, en somme. Nadja était fascinée par les engins à moteur, surtout les plus bruyants – Afsaneh et moi l’avions déjà remarqué.
C’est sans doute à ce moment-là qu’Afsaneh a téléphoné depuis le café.
Ma mère affirmait souvent que le temps guérissait toutes les blessures - comme si le temps était une infirmière en blanc, aux mains douces, qui s'affaire autour de nous et nous sert du bouillon chaud, et non une faucheuse qui nous guette où que nous allions. Qui attend le moindre faux pas pour nous arracher à la vie.
Nous sommes une famille assez ordinaire et c'est un matin comme les autres.
Et même si rien n'est vraiment comme avant, nous pouvons à présent reprendre le cours de notre vie.