Citations sur Les Pays lointains (102)
Assise devant une nappe damassée, Elizabeth se remémorait les heures les plus sombres de sa traversée de l'Océan, la misère d'une cabine glaciale, les indescriptibles choses qu'on mettait dans son assiette et devant tout cela le visage rigide d'une femme murée vive dans le chagrin et dans la honte, sa mère. Par quel caprice d'un destin suspect se trouvait-elle, Elizabeth, dans cette pièce en bois de teck après qu'il eut promenée dans un décor féerique où elle avait connu les grands battements de coeur d'un premier amour, quitte à l'arracher aujourd'hui de là et la porter vers d'autres régions dont elle ignorait tout ?
-Si tu veux bien m'accorder un moment, viens avec moi dans mon refuge, ma petite bibliothèque où j'essaie d'oublier le monde.
Le dîner servi à l'heure habituelle fut, comme il se devait, lugubre. S'y mêlait cependant l'inavouable satisfaction de se trouver encore en vie alors que la mort venait de passer. Dans le langage de bon ton, elle s'appelait le sinistre moissoneur et le vent de sa faux avait sifflé au-dessus de tous ces dîneurs qui moralement se serraient les uns près des autres.
Les oiseaux chantaient éperdument leur adieu au jour.
Le log de la petite rivière vert sombre qui bordait la forêt de pins, Mr. Stoddard se promenait en compagnie de Miss Pringle. Is marchaient d'un pas lent et comme méditatif et ni l'un ni l'autre ne disait mot. Avec le déclin de la lumière s'apaisait le cri des cigales et aux approches du crépuscule l'odeur des arbres répandait dans l'air tiède son parfum pénétrant.
Le terrain de plus en plus sablonneux obligeait la calèche à rouler plus lentement et elle put observer à loisir les bicoques qui bordaient la route. Peintes de toutes les couleurs comme pour égayer un mystère sans espoir, elles serrèrent le coeur de la jeune Anglaise stupéfaite, mais qui ne put retenir une exclamation quand elle vit les enfants qui accouraient au passage des voitures. Des haillons couvraient mal leurs corps décharnés, et ils levaient vers les voyageurs des visages où la faim exigeait l'aumône en silence dans son langage de sourde rancune. Un peu partout derrière eux, vêtus de toile déchirée ou mal rapiécée, hommes et femmes de tout âge, sales et mornes, regardaient sans ouvrir la bouche dans une immobilité impassible.
Un peu avant l'aube, à l'heure la plus noire, un éclair l'avait réveillée, déchirant la nuit, et elle avait entendu la voix de sa mère dans la chambre voisine, une voix implorante balbutiant des prières. ne dormait-elle jamais ? Elizabeth avait écouté un instant, surprise, un peu inquiète, puis était retombée dans son sommeil, et voilà qu'à présent, dans le soleil qui traversait le feuillage de cette avenue orgueilleuse, la voix d'ordinaire si brève semblait venir jusqu'à elle, mais triste et suppliante, pour la retenir peut-être ?
Dans les larmes qui secouaient ses petites épaules, elle se sentait devenir une autre personne, désabusée et résolue, mais elle ne pouvait rien changer au fait qu'elle devenait prisonnière de cette plantation où on lui avait dit vingt fois qu'elle serait heureuse, qu'elle s'habituerait, et malgré elle un cri assourdi s'échappa comme du plus profond de son être. (...)
Brusquement, elle se retourna. debout dans l'encadrement de la porte comme un personnage dans un tableau, sa mère l'observait en silence. (...)
-Tu pleures, ma petite fille, et je te comprends mieux que tu ne le penses, (...). J'ai moi-même, en silence, versé ici de quoi me débarbouiller avec mes larmes. (...)
La jeune fille regarda en face cette femme dont les traits conservaient leur noblesse malgré le ravage des soucie, et elle ne put se retenir de l'admirer.
Comme d'habitude, à cette heure, la maison se trouvait plongée dans la pénombre afin de sauvegarder jusqu'au soir une fraîcheur toute relative et il était facile de se perdre dans ce qui demeurait pour Elizabeth un inquiétant labyrinthe. Elle avança cependant et s'arrêtait devant chaque porte avec la frayeur de la voir s'ouvrir alors qu'elle ne désirait pas autre chose, mais elle avait de plus en plus le sentiment de s'être égarée dans un lieu suspect où flottait une présence invisible, comme jadis dans le petit manoir Tudor dont certains coins et recoins étaient à éviter dès la chute du jour.
La tête sous les couvertures, Elizabeth se souvint que Suzanna lui avait parlé de cet oiseau sinistre qu'on entendait assez souvent sans jamais y attacher la plus légère importance, alors que, pour l'imagination de la petite Anglaise au fond de son lit, c'était le point de départ de randonnées folles à travers toutes les régions de l'horreur nocturne.
Derrière la sévérité de cette femme, en effet, se cachait un attachement désordonné pour le seul enfant qu'elle avait eu d'un mari trop passionnément aimé.
" "Si tu as le coeur de laisser partir ta mère"..., là elle s'est trahie", pensa Elizabeth avec une intuition au-dessus de son âge, lorsqu'elle se trouva seule dans sa chambre.