Elle réalisa qu'elle avait vraiment dépassé les bornes en se comportant comme une femme profane ces derniers temps, mais qu'on lui donnait une dernière chance de se racheter. Elle aimait son peuple et elle avait besoin de lui. Elle faisait partie de la grande famille amish et l'Ordnung régissait son existence ; il s'agissait là de sa réalité, qu'elle ne pouvait ni ne voulait changer.
Quant à l'attirance que Mitch Randall exerçait sur elle, elle se devait d'étouffer dans l’œuf ce sentiment coupable, mais seulement passager. De même, elle devait avoir la sagesse d'admettre qu'un accident tragique pouvait revêtir les apparences d'un meurtre si telle était la volonté de Dieu. Même si elle répugnait à le reconnaître, Sam avait pu manquer de prudence et négliger de vérifier les nœuds de sécurité sur la corde de transmission. Et lorsqu'il était allé se planter sous le lourd grappin... Inutile de s'encombrer l'esprit avec des interrogations sur les chouettes, les pointes du crochet ou la porte qui claquait d'elle-même. Elle s'appelait toujours Sam Rachel Mast et, tout comme ses garçons adorés, elle était pleinement amish.
Rachel ne prêta aucune attention à la colère du ministre. Elle entreprit de disposer les bouquets sur l'eck, la table d'angle destinée à la mariée. La fraîche senteur du céleri se mêlait aux odeurs des sandwichs au fromage et à la viande froide, repas simple que les fidèles partageaient après le service lorsqu'il n'y avait pas de mariage.
En écoutant bavarder ses voisines, Rachel appris que cette nourriture austère faisait partie de la pénitence de Sarah. Mais les gens se sentaient punis et frustrés eux aussi car les Amish aimaient beaucoup les mariages. Plusieurs femmes et de nombreux enfants n'avaient pas hésité à apporter les cadeaux traditionnels, en particulier, des pâtisseries maison dont la forme avait une valeur symbolique : il y avait là calèches, pièces de mobilier, granges et maisons truffées aux noisettes et aux raisins secs et saupoudrées de sucre. Des corbeilles de fruits et des bouteilles de cidre décoraient l'eck à côté des bouquets de céleri apportés par Rachel.
De nouveau, elle se sentit déborder d'amour pour son peuple.
Glissant la main dans la poche de sa chemise, il en ressortit sa carte de visite. Il la mit dans la main de Rachel puis monta dans sa camionnette, la salua d'un geste bref et démarra.
[...] Comme elle se dirigeait vers la grange, elle retourna la carte. Une seule phrase y était imprimé en beaux caractères en relief : "Il n'y a pas de passé qu'on pourrait ressusciter à force d'en être nostalgique, il y a seulement le présent éternellement nouveau qui se construit et se crée à partir des éléments du passé. Johann Wolfgang von Goethe, 1749-1832"
Rachel se mordit la lèvre inférieure d'un air songeur. 'Goethe', cela ressemblait à un nom allemand. Celui qui le portait était mort six ans avant que sa grange fût construite. Mais il parlait à son esprit et à son cœur, tout comme cet auslander nommé Mitch Randall venait de le faire.
Quand peut-on admirer ces cheveux magnifiques, comme le jour où je vous ai rencontrée ? demanda-t-il à mi-voix.
- Cela s'est produit par hasard, j'étais en train de me reposer. Normalement, cela n'arrive que la nuit, en privé.
Elle s'abstint de lui expliquer que seul le mari avait le droit de contempler les cheveux dénoués d'une femme amish. Certes, que Mitch puisse la voir en privé était strictement 'verboten', mais imaginer davantage était purement et simplement insensé.
- Nous sommes bien chez vous, en privé, et la nuit est en train de tomber, remarqua-t-il doucement.
Elle secoua la tête, s'apprêtant à protester, et, soudain, sa lourde tresse tomba d'elle-même, comme en signe de consentement. Elle entendit le léger tintement d'une épingle à ses pieds.
C'est Mamm qui est là-haut avec Daadi ? demanda Aaron à Andy en allemand, pendant que Marci, au volant de sa voiture, longeait l'allée devant la maison et la cour.
Andy se pencha vers la vitre et leva le regard dans la direction indiquée par Aaron, vers le dôme de la grange. Ses yeux s'agrandirent de surprise et d'excitation.
- Sûrement, acquiesça-t-il également en allemand, pour que Marci ne comprenne pas. La preuve : ses cheveux sont défaits ! Tu avais raison en disant qu'il est de retour. Mais c'est un esprit, une âme, comme Mamm nous l'a expliqué. Il n'a pas besoin de manger, et c'est pour ça que Mamm ne lui garde pas sa place à table. Il va et vient comme ça lui plaît, et il fait ce qu'il veut. Et il veut nous voir.