La fumée commence par te faire pleurer puis vient le chagrin, j'ai dit. Comme de couper des oignons. Ca me rend toujours triste.
Il y a une douleur que tu ne peux pas soulager par la pensée. Ou par la parole. Si tu avais quelqu’un à qui parler. Tu peux marcher. Un pied devant l’autre. Inspirer expirer. Boire l’eau de la rivière. Pisser. Manger de la viande de gibier. Laisser la viande sur le chemin pour les coyotes les geais. Et. Impossible de métaboliser la perte. Elle est dans les cellules de ton visage, de ta poitrine, derrière les yeux, dans les méandres de tes entrailles. Muscle tendon os. Elle est toi tout entier.
Nous avons voyagé.
Désormais tu seras le chemin
Où je poserai mes pas je poserai mes pas
Sur toi
J’inspire profondément, les bras tendus autour du tronc, les paumes sur la peau rugueuse presque plus chaude que l’air, les doigts qui touchent le velours écaillé de l’écorce avec quasiment la même affinité, la même impression d’aboutissement que les courbes d’une femme.
Je regardais les étoiles nager contre les mailles du feuillage. Pareilles aux poissons qui viennent flairer un filet.
C'est drôle de penser qu'on peut passer sa vie à attendre sans même le savoir.
Elle a dit çà en prenant une poignée de petits pois à écosser dans un bol. On était assis à la table, à l'ombre des grands arbres.
Attendre que ta vraie vie commence. Peut-être que la chose la plus réelle est la fin. S'en rendre compte quand il est trop tard. Aujourd'hui je sais que je l'aimais plus que tout au monde et au-delà. Plus que Dieu, celui de ma liturgie épiscopale.
Qu'est ce qu'un poisson sait de l'eau ? Beaucoup de choses j'imagine.
Vous avez déjà lu la Bible? Je veux dire, en prenant votre temps comme si c'était un vrai livre? Allez jeter un coup d'oeil aux Lamentations. C'est là qu'on en est, plus ou moins. On se lamente, plus ou moins. On se vide le coeur comme on fait couler de l'eau, plus ou moins.
Nous autres idiots remontons le sentier, deux idiots dont l'un n'est plus.
Quand sa bouche a trouvé la mienne je me suis disloqué. Je n'ai pas explosé comme une bombe ou quoi que ce soit de ce genre, mais je me suis décomposé. Quelques morceaux à la fois. Ils se sont envolés, mis sur orbite, quasiment. Une galaxie qui se morcelle. Un anéantissement somptueux, au ralenti. Dont l'unique centre était sa bouche, ses cheveux. C'était elle. Un réagencement autour du noyau qu'elle incarnait.
(P337)