« The World and All That It Holds » (Le monde et tout ce qu'il contient) est le nouveau roman de
Aleksandar Hemon (2023, Picador, 352 p.).
Ukrainien d'origine de par ses parents, mais né à Sarajevo quand ils sont venus en Bosnie. Etudes à Sarajevo, puis
Aleksandar Hemon part à Chicago en 1992, en raison des guerres en ex-Yougoslavie. Il publie «
le Projet Lazarus » traduit par
Johan-Frédérik Hel-Guedj (2010, Robert Laffont, 381 p). le roman est inspiré de l'histoire de Lazarus Averbuch, ami d'enfance de Hemon qui présentait des photographies. Il est abattu par le chef de la police qui l'a pris pour un dangereux anarchiste. Lors de la remise du prix Nobel à
Peter Handke, il publie une violente critique dans le « New York Times » rappelant le soutient de l'auteur allemand à Slobodan Milosevic et niant le génocide bosniaque. Hemon est actuellement professeur d'écriture créative à
Princeton University dans le New Jersey.
« le monde et tout ce qu'il contient » débute à Sarajevo en juin 1914, alors que l'archiduc François-Ferdinand arrive en visite officielle. Durant son parcours dans les rues de la ville, il croise un certain Gavrilo Princip, nationaliste yougoslave, membre du groupe « Mlada Bosna » (Jeune Bosnie) qui l'assassine, ainsi que la duchesse de Hohenberg. Ce sera le déclenchement de la Première Guerre Mondiale (1914-1918).
On va suivre Rafael Pinto, dans la pharmacie qu'il a hérité de son père. Il est alors occupé à broyer diverses plantes aromatiques et médicinales pour en faire des médicaments. C'est un juif séfarade, éduqué à Vienne, pharmacien, homosexuel, consommateur d'opium Cela le change de ses années d'études à Vienne, où il a mené une vie libre et pleine de poésie. « Nous vivions alors dans un tout nouveau siècle, le progrès était partout à voir, l'avenir était sans fin, comme une mer - personne ne pouvait en voir la fin ». D'ailleurs, entre deux préparations d'herboristerie, il ne se prive pas de planter un baiser sur les lèvres moustachues d'un « Rittmeister » autrichien (un maître de cavalerie).
Il se retrouve envoyé sur le front de l'Est pour combattre les Russes, dans les tranchées de Galice, où la guerre dévore tout. C'est là que « le Saint », c'est-à-dire « l'être qui crée et détruit le monde à plusieurs reprises » va l'envoyer. Ce Saint pour lui semble avoir beaucoup en commun avec Kali dans l'hindouisme, quoique parfois l'humanité ait le dernier mot. « le Seigneur a dit : descendons et confondons leur discours, mais les gens ici ont trouvé un moyen de contourner son plan ». le roman s'ouvre d'ailleurs sur sa propre Genèse. « le Saint a continué à créer des mondes et à les détruire, à créer des mondes et à les détruire, puis, juste avant d'abandonner, Il a finalement trouvé celui-ci. Et ça pourrait être bien pire ».
On le retrouve ensuite en tant que médecin dans l'armée austro-hongroise, où il rencontre l'amour de sa vie. Ce sera le conteur orphelin Osman Karišik, un musulman bosniaque. La dernière chose qui compte c'est l'amitié, pour ne pas dire plus, les attentions d'Osman, soldat pour lequel Pinto doit vivre. Protecteur et amant de Pinto, c'est un conteur charismatique. Ensemble, Pinto et Osman vont s'échapper des tranchées, survivre à une mort quasi certaine, et avoir des relations complexes avec les espions et les bolcheviks qui trainent un peu partout.
Bientôt, les deux sont capturés par les Russes et emprisonnés à Tachkent. Pinto est alors tourmenté par la maladie, la famine et les exécutions aléatoires de détenus, surtout après qu'Osman ait été retiré de leur cellule commune. « Quand notre amour est fort, nous pouvons nous allonger sur le fil d'une épée. Nous pouvons nous allonger sur une natte de paille infestée de vermine et éviter de mourir jusqu'à ce que la guerre soit finie et que quelque chose d'autre, quelque chose de mieux, la remplace ».
Survient la fin de la guerre, Osman libère Pinto. A peine sortis des tranchées de la Première Guerre mondiale, ils trouvent que le chemin du retour vers Sarajevo est tout sauf clair. Ils doivent naviguer dans de nouveaux conflits entre les nations et ceux, dirigeants des gouvernements et sur le terrain, cherchant à contrôler les terres, les personnes et les ressources. A Tachkent, ils sont aidés par un médecin juif et sa fille, Klara. Suit une période de paix relative, et pourquoi pas de bonheur. Les deux amis deviennent profondément liés à la famille de Klara. Mais c'est sans compter sur les bolcheviks qui écument le pays.
Pinto est de plus en plus aux prises avec une dépendance à l'opium. Il fuit à travers l'Asie centrale au début des années 1920, se dirigeant vers la Chine, et toujours suivi par Osman. Entre en scène alors Rahela, c'est la fille d'Osman, qui apparait un peu par miracle lors de leurs pérégrinations vers l'Est. « Dans ces larges joues rouges, dans la gaieté qui scintillait sans cesse dans ses yeux, dans le sourire narquois qui obliquait sa bouche à peine perceptible de sorte qu'il semblait toujours sur le point de plaisanter, Pinto pouvait voir la seule manière dont sa vie pouvait contenir toute joie. Il agrippa l'ourlet du col d'Osman et l'attira pour un baiser. Leurs bouches étaient sèches ; c'était comme lécher l'intérieur d'une tasse en fer blanc. Mais s'il avait pu épouser Osman, Pinto aurait dit à Rahela plusieurs années plus tard, ce baiser aurait été du verre pilé ».
Suit alors une longue errance dans les montagnes gelées depuis Tachkent et à travers le désert de Taklamakan. Avec quelques bizarreries, comme la fille d'Osman ou bien Osman qui semblait mourant lors de leur camp d'internement à Tachkent. Il est presque mort mais il réapparaît ensuite, vigoureux et chaleureux, dans un rôle de leadership de l'opposition.
Puis Shanghai et retour. Pinto se rend à Shanghai, pour redevenir un réfugié pendant la Seconde Guerre mondiale. Rahela devient une jeune femme entêtée, déterminée à commettre ses propres erreurs par amour. L'histoire se termine un demi-siècle plus tard et sur un autre continent, quand ils se retrouvent à Jerusalem.
Aleksandar Hemon raconte la genèse du livre. « Je lisais les mémoires d'un espion britannique, Frederick Bailey qui en 1918 était à Tachkent, en Ouzbékistan, alors sous domination russe. Les bolcheviks le recherchent quand il tombe sur un membre de la police secrète de Sarajevo qui dit : « Travaillons ensemble. Moi aussi, je veux sortir d'ici, retourner à Sarajevo ». Cette histoire servira d'échappatoire pour les deux personnages errants, en engageant Bailey pour se chasser par eux-mêmes. J'ai aimé cela ». Ce livre « Mission to Tachkent » (2003, Trubner and Company, 312 p.) romance la vie du colonel FM Bailey (1882-1967), longtemps accusé par Moscou d'être un maître espion britannique envoyé en 1918 pour renverser les bolcheviks en Asie centrale. C'est le prototype de l'officier et de l'agent politique tels que
Kipling les a rêvés. Il est aussi connu des botanistes pour avoir découvert le Pavot Bleu du Tibet.
En fait, ce roman est surtout autre chose qu'un banal récit, soit sur la guerre, l'errance, ou même une histoire d'homosexualité entre personnes de religions différentes. « Nous vivions maintenant dans un tout nouveau siècle. le progrès était partout à voir, l'avenir était sans fin, comme une mer - personne ne pouvait en voir la fin ». Et ce leitmotiv revient plusieurs fois sous des formes légèrement différentes. « Si vous vivez assez longtemps, vous apprenez que rien n'a jamais été et ne sera jamais comme avant ». Avec quelquefois des aphorismes assez étonnants. « La vie des morts et les morts des vivants ». Ou encore « Il n'y avait aucun sens à fantasmer sur des résultats différents. Tout ce qui arrive est toujours la seule chose qui puisse arriver. Tout ce qui précède moment mène à ce moment ».
Le roman devient alors un hymne à l'avenir contre le passé. « Tout le monde et tout seront oubliés. C'est pourquoi c'est important maintenant quand nous sommes en vie. Souvenez-vous de l'avenir ». Autre citation du même genre. « C'est un symptôme courant de la mélancolie de continuer à imaginer le passé au lieu du futur… le futur semble à la fois forclos et incertain. Alors que le passé est tout ce qui est, reproductible à l'infini »
Un autre aspect du roman concerne la langue. C'est l'histoire de Babel. Rafael Pinto, en qui il faut voir
Aleksandar Hemon grandit en parlant le bosniaque, l'allemand et le turc ainsi que le spanjol. Ce dernier idiome est la version de l'espagnol castillan tel qu'il était parlé par les juifs séfarades après leur expulsion d'Espagne en 1492. C'est l'espagnol que sa famille parle à la maison.
C'est alors un livre sur la langue, et son support en un riche mélange linguistique. En effet, le livre compte environ 102 000 mots, en comptant quelques 300 pages. de cette centaine de milliers de mots, au moins un millier, soit 1 % sont des mots étrangers, mais déjà parmi les premiers romans cela a commencé à se manifester.
Par exemple, le « jetzer hara » que Pinto trouve en lui-même, est une expression de la Torah. Cela peut correspondre globalement au péché originel ou au diable qui gère tout ce qui est pervers. Lorsque Pinto explore son « jetzer hara » en tant qu'étudiant en médecine à Vienne, il le fait principalement avec des hommes mariés. En contrepartie, il n'avait que peu de regrets, même s'il ne voulait naturellement pas que son père le sache. Par la suite, à Sarajevo, des rumeurs circulent selon lesquelles il serait un « kulu alegri ». C'est un terme péjoratif pour un homme gay, bien que cela n'ait jamais de traduction directe.
C'est donc un livre à la lecture difficile, avec l'inclusion de plusieurs langues, certaines avec traduction adjacente et certaines que l'on peut interpréter de manière contextuelle.
« La vie des morts et les morts des vivants ».