Le Jeu des perles de verre

Chacun de nous n'est rien de plus qu'humain, rien de plus qu'un essai, une étape.

Il n'est pas douteux que des esprits comme Abélard, Leibnitz, Hegel ont fait un jour le rêve d'embrasser l'univers spirituel dans des systèmes concentriques et d'unir la beauté vivante du spirituel et de l'art à la force magique des formules des disciplines exactes.

La seule chose qui importât était à présent de parcourir fidèlement et tout droit le chemin tracé, non de le comparer avec celui d'autrui.

L'histoire universelle, autant que nous puissions nous en rendre compte, est faite de luttes brutales pour la conquête d'un pouvoir, de biens, de terres, de matières premières, d'argent, bref de matières et de quantités, choses que nous estimons étrangères à l'esprit et que nous sommes portés à dédaigner. Pour nous, le XVIIe siècle est l'époque de Descartes, de Pascal, de Froberger, de Schutz ; ce n'est pas celle de Cromwell ou de Louis XIV.

Mais ce qu'ils ignoraient, c'était que cet ordre des choses n'allait nullement de soi, qu'il supposait une certaine harmonie entre le siècle et l'esprit, qui pouvait à chaque instant être troublée , que l'histoire du monde, tout bien compté, ne recherchait et ne favorisait aucunement ce qui était souhaitable, raisonnable et beau, mais le tolérait tout au plus de loin en loin comme une exception.

Le poète qui célèbre, dans la danse de ses vers, les magnificences et les terreurs de la vie, le musicien qui leur donne l'accent d'une pure présence, nous apportent la lumière ; ils augmentent la joie et la clarté sur terre, même s'ils nous font d'abord passer par des larmes et des émotions douloureuses. Peut-être le poète dont les vers nous ravissent a-t-il été un triste solitaire, et le musicien un rêveur mélancolique : cela n'empêche leurs œuvres de participer à la sérénité des dieux et des étoiles.

Il avait vécu la minute de la vocation, dont on peut bien dire qu'elle est un sacrement : le monde idéal que son jeune coeur n'avait jusqu'alors connu que par ouï-dire et par ses rêves ardents lui était devenu visible, il s'était ouvert devant lui, dans une invite.

Sur les chemins sans risques on n'envoie que les faibles.

Tandis qu'il cherchait à pénétrer l'esprit de ce livre, avec un mélange particulier de respect et d'amusement, une strophe frappa ses yeux. Il la savoura avec satisfaction, il y applaudit, hocha la tête avec un sourire approbateur, comme si elle lui avait été spéialement adressée pour cette journée. La voici :
Il nous plaît de voir s'évanouir les jours chers,
Pour trouver mûri un bien plus cher encore :
Une plante rare, que nous cultivons au jardin,
Un enfant que nous élevons,
Un opuscule que nous écrivons.

Il vit que son interlocuteur était tout entier captivé par ses révélations ; il ne l'écoutait pas comme on prête l'oreille à un bavardage ou même à un récit intéressant, mais avec la concentration, et l'élan avec lesquels on se recueille dans une méditation, et en même temps avec une bienveillance sincère et affectueuse, dont l'expression dans son regard l'émut, tant elle lui parut cordiale et presque enfantine. Ce fut avec une sorte de stupeur qu'il vit cette expression sur le visage de l'homme dont il avait admiré tout au long du jour les travaux multiples, la sagesse et l'autorité d'administrateur.