On n'est jamais mieux servi que par soi-même : c'est
Victor Hugo en personne qui, mieux que quiconque, présente son roman :
La dédicace, d'abord :
« Je dédie ce livre au rocher d'hospitalité et de liberté, à ce coin de vieille terre normande où vit le noble petit peuple de la mer, à l'île de Guernesey, sévère et douce, mon asile actuel, mon tombeau probable. » L'ami Victor est un peu injuste : il ne salue que l'île de Guernesey qui l'a accueilli depuis 1855 (il y restera jusqu'à la chute du Second Empire en 1870) ; il aurait pu également rendre hommage à celle de Jersey, où il a vécu de 1852 à 1855.
La déclaration de foi qui constitue son introduction expose son ambition :
« La religion, la société, la nature ; telles sont les trois luttes de l'homme. Ces trois luttes sont en même temps ses trois besoins ; il faut qu'il croie, de là le temple ; il faut qu'il crée, de là la cité ; il faut qu'il vive, de là la charrue et le navire. Mais ces trois solutions contiennent trois guerres. La mystérieuse difficulté de la vie sort de toutes les trois. L'homme a affaire à l'obstacle sous la forme superstition, sous la forme préjugé, et sous la forme élément. Un triple anankè règne sur nous, l'anankè des dogmes, l'anankè des lois, l'anankè des choses. Dans «
Notre-Dame de Paris », l'auteur a dénoncé le premier ; dans «
Les Misérables », il a signalé le second ; dans ce livre, il indique le troisième. À ces trois fatalités qui enveloppent l'homme, se mêle la fatalité intérieure, l'anankè suprême, le coeur humain » (
Victor Hugo. Hauteville-House, mars 1866).
On l'a compris : le troisième obstacle, c'est l'obstacle élément. «
Les Travailleurs de la mer » ont pour vocation, à travers une histoire très humaine (basée sur une lutte d'intérêts divers, financiers et économiques – allant jusqu'à la machination malveillante et au crime – mais aussi sentimental – une histoire d'amour tragique) de montrer la lutte éternelle entre l'Homme et la nature. Gilliatt, le marin, est l'Homme. L'Océan est la nature.
L'histoire se passe à Guernesey. L'infâme capitaine Clubin a échoué sur un écueil la Durande, un steamer appartenant à son patron, Mess Lethierry, avec qui il est en mauvais termes (c'est un euphémisme). le patron, qui a tout intérêt à récupérer l'épave, promet la main de sa nièce Déruchette à qui réussira à récupérer la Durande. Gilliatt, un marin, se porte sur les rangs, avec d'autant plus d'enthousiasme qu'il est amoureux fou de la donzelle.Après une lutte dantesque contre l'Océan et une pieuvre gigantesque (qui personnifie l'élément naturel hostile), Gilliatt arrive à ses fins. Mais Déruchette ne l'a pas attendue et s'est amourachée d'un jeune clergyman, Ebenezer, qui le lui rend bien. Gilliatt, avec une grandeur d'âme peu commune, s'efface et se sacrifie (au propre et au figuré).
«
Les Travailleurs de la mer » sont donc, au-delà de l'intrigue, une méditation philosophique sur la lutte entre l'homme et les éléments : la métaphore, ici, est partout. Cette lutte atteint son paroxysme dans le combat entre Gilliatt et la preuve qui renvoie à celui de « Jacob avec l'ange ». Ce célèbre tableau de Delacroix, peint vers 1861, était certainement connu de
Victor Hugo, puisque Louis Boulanger, qui était de ses intimes, avait participé à son élaboration.
Roman puissant, «
Les Travailleurs de la mer », comme d'ailleurs «
Notre-Dame de Paris » et comme «
Les Misérables », a le défaut (récurrent chez
Victor Hugo) de la logorrhée explicative, des longues descriptions, utiles certes, mais souvent fastidieuses à la lecture. Hugo est un monument, il ne sait pas faire les choses en petit, mais on lui pardonne, parce qu'il y a quand même un souffle dans cette masse, une vie intense dans ce corps immense, une âme dans cette oeuvre. Ne cherchez pas, elle est là la popularité de notre Totor national : c'est une puissance en mouvement. Et qui plus est une puissance qui a un coeur.