Madame Lucrèce devient platonique. Je ne m'étonnerai plus de rien maintenant, quand même on viendrait me dire que le pape Alexandre Six croit en Dieu ! (Gubetta)
Don Alphonse : Tenez,Madame,je hais toute votre abominable famille de Borgia,et vous toute première,que j'ai si follement aimée! Il faut que je vous dise un peu cela à la fin,c'est une chose honteuse,inouie et merveilleuse,de voir alliées en nos deux personnes la maison d'Este,qui vaut mieux que la maison de Valois et que la maison de Tudor,la maison d'Este,dis-je,et la famille Borgia,qui ne s'appelle pas même Borgia,qui s'appelle Lenzuoli ou Lenzolio,on ne sait quoi ! J'ai horreur de votre frère César,qui a des taches de sang naturelles au visage! de votre frère César,qui a tué votre frère Jean! J'ai horreur de votre mère la Rosa Vanozza,la vieille fille de joie espagnole qui scandalise Rome après avoir scandalisé Valence! Et quand à vos neveux prétendus,les ducs de Sermoneto et de Nepi,de beaux ducs,ma foi ! des ducs d'hier ! des ducs faits avec des duchés volés! Laissez-moi finir.J'ai horreur de votre père qui est pape et qui a un sérail de femmes comme le sultan des Turcs Bajazet ; de votre père qui est l'antéchrist ;de votre père qui peuple le bagne de personnes illustres et le sacré collège de bandits,si bien qu'en les voyant tous vêtus de rouge,galériens et cardinaux,on se demande si ce sont les galériens qui sont les cardinaux et les cardinaux qui sont les galériens!
Je vois que vous êtes en train de devenir la plus vertueuse altesse qui soit.
Gennaro ! Ayez pitié des méchants. Vous ne savez pas ce qui se passe dans leur coeur.
MAFFIO :
Tu es heureux ! Que t 'importe ce qui se passe et ce qui s'est passé, pourvu qu'il y ait toujours des hommes pour la guerre et des femmes pour le plaisir ?
Dona Lucrezia
Gubetta ! Gubetta ! s'il y avait aujourd'hui en Italie, dans cette fatale et criminelle Italie, un coeur noble et pur, un coeur plein de hautes et mâles vertus, un coeur d'ange sous une cuirasse de soldat ; s'il me restait à moi, pauvre femme, haïe, méprisée, abhorrée, maudite des hommes, damnée du ciel, misérable toute-puissante que je suis ; s'il ne me restait, dans l'état de détresse où mon âme agonise douloureusement, qu'une idée, qu'une espérance, qu'une ressource, celle de mériter et d'obtenir avant ma mort une petite place, Gubetta, un peu de tendresse, un peu d'estime dans ce coeur si fier et si pur ; si je n'avais d'autre pensée que l'ambition de le sentir battre un jour joyeusement et librement sur le mien ; comprendrais-tu alors, Gubetta, pourquoi j'ai hâte de racheter mon passé, de laver ma renommée, d'effacer les taches de toutes sortes que j'ai partout sur moi, et de changer en une idée de gloire, de pénitence et de vertu, l'idée infâme et sanglante que l'Italie attache à mon nom ?
Gubetta
Mon Dieu, madame ! sur quel ermite avez-vous marché aujourd'hui ?
rafraichissez un peu la mémoire a votre
tribun de la plèbe, amateur de sentence
outrancière et tapageuse
DONA LUCREZIA : Est-ce que notre commune renommée [...] ne commence pas à te peser, Gubetta ?
GUBETTA : Pas du tout. Quand je passe dans les rues de Spolette, j'entends bien quelquefois des manants qui fredonnent autour de moi : Hum ! Ceci est Gubetta, Gubetta-poison, Gubetta-poignard, Gubetta-gibet ! [...] On dit tout cela ; et quand les voix ne le disent pas, ce sont les yeux qui le disent. Mais qu'est-ce que cela me fait ! je suis habitué à ma mauvaise réputation comme un soldat du pape à servir la messe.
A la chose la plus hideuse mêlez une idée religieuse, elle deviendra sainte et pure. Attachez Dieu au gibet, vous avez la croix.
(Fin de l'avertissement).
GUBETTA (seul). Oui, j’en sais plus long qu’eux ; ils se disaient cela tout bas. J’en sais plus long qu’eux, mais dona Lucrezia en sait plus que moi, Monsieur Valentinois en sait plus que dona Lucrezia, le diable en sait plus que Monsieur Valentinois, et le pape Alexandre VI en sait plus que le diable.