Éric
Neuhoff m'a coupé l'herbe sous le pied. Je lui pardonne, la cause est juste. J'allais commencer cette note de lecture en annonçant le livre le plus léger, le plus drôle, le plus malicieux, de la
rentrée littéraire 2022. Mais l'éternel gamin de la critique littéraire et cinématographique, nez en trompette et épis capillaires en goguette, a clamé le premier son enthousiasme pour
Roman Fleuve en première page du Service Littéraire d'octobre. de la même façon il traite
Philibert Humm d'énergumène, ce que je m'apprêtais aussi à faire ici ; tant pis, il me reste : foufou, dingo et zozo.
Par contre
Neuhoff a une formule lapidaire que je n'aurais jamais trouvée : “
Philibert Humm n'aura pas le Goncourt. Il n'aura que des lecteurs. ”.
Le plus loufoque de cette histoire est qu'elle a toutes les apparences de la véracité. Une photo dans le journal où
Philibert Humm a été pigiste l'atteste. le bateau s'appelle bien Bateau, l'auteur-narrateur-capitaine au centre est fièrement coiffé d'un bonnet marin à pompon (je sais maintenant qu'on dit bâchi) ; avec ses deux copains (moins de 90 ans à eux trois) ils ont descendu la Seine de Paris à Honfleur au mois d'août 2018 dans un canoë à pagaies.
Le récit romancé de cette expédition intrépide, dont le titre est déjà une sacrée trouvaille, est dédié : “ À mon oncle Agathe. ” Ça commence bien. Suit une citation d'
Alphonse Allais en exergue, puis une hilarante soit-disant note de l'éditeur.
Roman Fleuve est un hommage, subrepticement avoué à la page 235, à Three Men in a Boat de
Jerome K. Jerome (1889).
À peine larguée l'amarre et quitté le quai sous le pont du Garigliano, nos trois marins d'eau douce perdent l'ancre du canot ! Peu importe : la débrouille, l'improvisation, et les muscles, feront office d'expertise et de préparation.
Il y aura deux chavirements judicieusement répartis au long de la navigation, des bivouacs au milieu des immondices sous des ouvrages d'art (pont de RER, d'autoroute, etc.), une mutinerie, des "ventilations narratives" quand il ne se passe pas grand chose sur l'eau, et beaucoup de mauvaise foi de la part d'un narrateur qui se pousse du col en aventurier donneur de leçons inutiles à ses subordonnés matelots. Ils ont bien du mérite : l'un comme écopier principal, l'autre en major autoproclamé ; ils sont de tous les chapitres, en permanence en but aux moqueries désobligeantes et mesquines de leur capitaine. On les plaint... pour rire.
Tout ça donne une lecture pétillante d'un bout à l'autre, et ça aussi c'est un exploit : tenir la longueur avec de l'esprit, de l'humour, et l'envie avant tout de donner du plaisir au lecteur. Un vrai bonheur.
Il y en aura certains bien sûr pour poser la question : est-il bien sérieux et responsable de lire (pour un lecteur ; et d'écrire pour un écrivain) léger quand l'heure est grave (ou qu'on croit qu'elle l'est) ?
C'est
Philibert Humm lui même qui répond déjà dans ses Tribulations d'un Français en France (2021) :
"On me repro[che] aussi de verser dans l'anecdote et le calembour, de me livrer à des fantaisies, d'être un rigolo en somme. On me l'a pourtant fait copier cent fois : “Il n'est pas permis d'être léger quand l'heure est grave.” Depuis l'enfance, j'attends que cette heure passe. Je ne quitte pas des yeux le cadran. L'aiguille est comme grippée, elle n'avance pas. Nous devrions essayer de changer la pile."
Joli ? non ?
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