Est-ce Chicago 1930 ou Dallas des années 1960 ? Non : Genève aux alentours de la chute du mur de Berlin : corruptions mafieuses amplifiées par l'ouverture des marchés de l'Est, et le libéralisme économique sauvage (nous sommes dans les années Tatcher et Reagan) blanchîments d'argent, exploitations éhontées, coups bas, montages de sociétés écran, expéditions punitives, porteurs de valises qui souhaitent devenir commanditaires, secrétaires de direction qui cherchent à devenir vizir à la place du vizir. Ajoutez au cocktail le lien organique entre le sexe qui sert à gagner de l'argent, et l'argent qui achète le sexe. Une pieuvre qui couvre l'Occident, l'Europe de l'Est, les Amériques, un cancer moral qui ronge les corps, les coeurs et les esprits.
Sur ce fumier fleurit une violette : un amour sincère et vrai entre Aldo, ex-futur champion de tennis qui tire l'essentiel de ses ressources de ses talents de gigolo, et Svetlana l'ambitieuse aux moeurs libres qui craque pour celui qui lui ressemble. Car d'origine modeste tous les deux, ils ont besoin d'authenticité dans un milieu frelaté où tout est faux-semblant, sans lâcher cependant leur désir de réussite. Réussiront-ils l'harmonie des contraires ?
Ce qui rend le livre particulier et particulièrement prenant, ce sont les rôles que se donnent l'auteur : à la fois choeur antique qui assiste à l'événement, le commente, pressent l'avenir, interpelle, met en garde contre la démesure, et deus ex machina orientant les destins; ses décisions retirent à chaque fois aux protagonistes une possibilité d'orientation. A quoi s'ajoute l'inéluctable marche vers les altérations de l'âge et la mort qui anéantise tous les possibles. La vie n'est qu'une soustraction de possibles. D'où le titre. C'est en cassant fréquemment la narration que l'auteur intervient dans la vie de ses personnages, et dans la nôtre, obligés que nous sommes de suivre les ruptures de points de vue. Très souvent les romanciers disent ne pas connaître d'avance “l'histoire” qu'ils vont raconter, elle s'élabore comme en dehors d'eux au fur et à mesure de l'inspiration et de la transpiration. Ici,
Joseph Incardona suit une option différente, il est en permanence tiers intervenant. Une relation intrusive de l'auteur à l'oeuvre qui s'affiche ouvertement et donne une connotation moralisatrice largement noyée dans un style d'un vitriol allègre. La dénonciation par l‘ironie mordante d'une société pourrie dont le clinquant et le faste font rêver les masses, alimentent les magazines people et corrodent le sens moral. Et pourtant, Joseph Cardona “aime” ses personnages chez qui il décèle les failles, la solitude, le besoin de tendresse, l'angoisse du vieillissement, la difficile identité sexuelle, la tristesse d'un amour non payé de retour. Même la Jet set a ses côtés profondément humains et la profusion d'argent n'évite pas la souffrance. Une autre manière de considérer ces pauvres petites filles riches et ces banquiers à l'indigence affective.
Un livre excellent pour apprendre ce qui nous gouverne à l'extérieur et à l'intérieur de nous-mêmes tout en nous distrayant par une écriture particulière.