Une fois n'est pas coutume, je commencerai cette critique par un mot sur le style de ce célébrissime roman ... C'est un pied de nez à ceux qui pensent qu'une oeuvre littéraire se résume à une bonne histoire, un bon scénario dont on tirera un film à succès. Film qu'ils iront voir pour ensuite claironner dans les cocktails entre collègues (un des rares bons côtés du chômage est de ne plus être obligée de se farcir ce genre d'événement pseudo-décontracté) ou les vernissages de vos amis artistes (où les politicards et les petits entrepreneurs se pressent pour étaler leur culture) que bien sûr ils connaissent ce magnifique roman (qu'ils n'ont jamais lu). Fin de la digression. Excusez-moi.
Un style, donc. Dès le prologue, c'est une profusion de formules empruntées, ampoulées. Je n'ai pas compté les « il semble de plus en plus probable … », « je dois le préciser », « cela annoncé », « comme vous pouvez vous en douter », « mais il faut que je précise ce que j'entends par là … », « mais permettez-moi de m'expliquer plus avant », « il convient que je précise … », « je dois signaler avec regret », « de ce fait, je présume, … », « à vrai dire, il m'était même venu à l'idée dernièrement que … ». Tout n'est que circonvolutions, courbettes et précautions excessives …
Je dois reconnaître que j'ai d'abord trouvé tout cela d'une lourdeur indigeste, mais au fil des pages (personnellement j'ai quand même dû attendre une bonne cinquantaine de pages), je m'y suis habituée. C'est un peu comme lorsqu'on va voir une pièce de
Molière ou
De Musset. Même si le texte est magnifiquement dit, il faut un temps pour se faire à cette langue différente de celle que l'on parle tous les jours. Et finalement je me suis dit que le ton – malgré son côté agaçant – est tout à fait juste et colle admirablement bien au personnage principal, le majordome Stevens.
D'ailleurs, l'utilisation de ce style ouvre la porte à des situations d'une drôlerie réjouissante (peut-on parler d'humour anglais ? Peut-être, je ne sais pas). Ainsi les scènes où Stevens est chargé d'expliquer les mystères de la vie au fils de l'un des amis de son maître. Comment nommer la chose quand il s'agit de garder l'étiquette, sans paraître vulgaire ou désobligeant ? Dans un autre registre, l'évocation d'une grosse goutte suspendue au bout du nez d'un domestique, au-dessus des assiettes à soupe, est tout aussi désopilante.
Bon, le fond maintenant. Trois angles de vues pour appréhender cette histoire de domestique au crépuscule (je ne me suis toujours pas expliquée ce magnifique titre «
les vestiges du jour ». J'en profite pour saluer bien bas le traducteur/la traductrice qui a choisi ces « vestiges du jour » pour le plat « Remains of the day » en anglais …) de sa vie professionnelle. Petite parenthèse : le fait que ce roman permette plusieurs lectures possibles, n'est-ce pas une caractéristique essentielle des grands romans ? En tout cas, c'est une réelle réjouissance pour le lecteur.
D'abord l'histoire dans son contexte historique. Notre homme, Stevens, entreprend de rendre visite à une vieille connaissance, une ancienne gouvernante, et s'en va pour un voyage dans la campagne anglaise, seul au volant de la voiture de son maître. C'est l'occasion pour lui de se remémorer sa vie professionnelle, depuis ses débuts juste après la première guerre mondiale jusqu'au moment de la narration, dans le milieu des années cinquante. Il revient évidemment sur la période d'avant la deuxième guerre mondiale, période où l'aristocratie anglaise – antisémite, il faut le dire - jouait de ses influences sur le monde politique (convaincue d'avoir un rôle à jouer dans la destinée de la nation britannique), entretenant des relations proches avec les nouveaux maîtres de l'Allemagne (Herr Ribbentrop étant souvent convié à dîner, à la place d'invité d'honneur), espérant ainsi éviter un conflit.
Le roman est aussi un formidable témoignage de l'évolution de la société britannique (et probablement je peux étendre à l'Europe Occidentale, tout en laissant nos cousins Américains hors de propos) d'une structure pyramidale dirigée par une aristocratie oisive, débattant d'idées dans leurs grands châteaux inchauffables, à une organisation beaucoup plus plate s'appuyant sur la masse de consommateurs, toujours dans l'action pragmatique (celle de travailler ou … de consommer). Et je ne peux m'empêcher de penser au très intéressant essai de
Thomas Piketty, « le capital au XXIème siècle », qui revient sur cette évolution sociologique du siècle précédent. Essai qui par ailleurs illustre son propos par quelques oeuvres littéraires, mais je ne me souviens pas que Piketty a fait référence à ce chef d'oeuvre d'Ishiguro.
Dans ce roman, on assiste au passage d'une société figée depuis des siècles, où la richesse consistait en propriétés terriennes et se transmettait de génération en génération, à une société en constante évolution, où la richesse se trouve sur des comptes en banque et dans des fonds d'investissement. Avant la deuxième guerre mondiale, les fils d'aristocrate devenaient (ou plutôt restaient) aristocrates, les fils de domestique des domestiques, et les fils de majordome des majordomes. Tout était hiérarchisé et verrouillé, même dans la domesticité on avait peu d'espoir de grimper les échelons. Puis peu à peu les lignes ont bougé, une nouvelle classe de riches a émergé, issue des classes laborieuses, comme le nouveau propriétaire du château et nouvel employeur de Stevens, un Américain qui a fait fortune dans l'industrie. Au niveau politique aussi les choses ont changé : le peuple britannique (y compris les femmes) qui a combattu (au front ou dans les usines) contre les nazis réclame plus de liberté, plus de pouvoir politique, appelle à plus de dignité comme le clamera un sympathisant socialiste que Stevens rencontrera sur sa route.
Venons-en maintenant à ce sujet qui semble obséder notre Stevens : la dignité. Oui, l'homme ne cesse de s'interroger sur la dignité humaine. Et je le comprends : quand toute sa vie durant on a tiré un trait sur les joies simples de la vie, comme l'amour ou l‘amitié, quand tout sa vie on a réprimé son émerveillement devant la beauté des paysages de la campagne britannique, quand on a congédié des domestiques juives, irréprochables professionnellement, pour la seule raison de leur origine, quand on a été incapable de faire preuve de sympathie et de réconfort à la mort de la tante de son amie, quand on a préféré rejoindre son service plutôt que le chevet de son père mourant, … il est légitime d'être en proie à un certain malaise …. Et Stevens, dans son long monologue, avance des explications, ou plutôt des excuses, celle de la fidélité professionnelle, du devoir d'obéissance au maitre.
Mais je le dis tout net, moi, et tant pis si cela choque. Et si je manque de délicatesse et je fais preuve de brusquerie, voire peut-être de grossièreté. Malgré son langage châtié, malgré sa livrée tirée à quatre épingles, sa mise toujours impeccable, malgré ses bonnes manières, sa discrétion, sa retenue et son sens de l'à-propos et de l'anticipation, qualités qui font certes les plus grands majordomes, ce Stevens n'est plus un homme. Non car il a perdu toutes ces qualités qui font l'humanité. Il a perdu sa capacité à s'émouvoir, à s'émerveiller, à aimer et à pleurer. Il a perdu sa liberté de pensée et d'action. Son identité et sa conscience. Bref, et je sais que je vais heurter ses admirateurs, mais Stevens a tout simplement perdu sa dignité. C'est une coquille vide, un robot animé par la volonté d'autrui. Et le roman le montre très finement, avec beaucoup de tact. Un régal.
Bref : un chef d'oeuvre à ne pas manquer ….