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sur 1532 notes
Kazuo Ishiguro a quelque chose de plus que les autres n'ont pas : la lenteur, des sujets de romans souvent inexplorés et surtout une belle plume. On suit, ici, un majordome. C'est sciemment qu'il se met au service des autres en ayant choisi ce métier. Son nouveau patron, un américain, lui laisse sa voiture le temps de son absence. Il va sillonner l'Angleterre en se remémorant les points forts de sa vie et celles de l'ancien propriétaire, un lord anglais, qu'il a servi une trentaine d'années.
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Ecrivain britannique d'origine japonaise, Kazuo Ishiguro est le dernier Prix Nobel de littérature en date. Son roman le plus connu, Les vestiges du jour, avait obtenu en 1990 le Booker Prize, une prestigieuse récompense réservée aux oeuvres de fiction écrites en langue anglaise. L'ouvrage a été adapté à l'écran par James Ivory, avec Anthony Hopkins et Emma Thompson dans les rôles principaux.

Juillet 1956, un homme raconte. Au cours d'une pérégrination dans la campagne anglaise – engagée non sans une idée derrière la tête ! –, il revient sur sa longue carrière de majordome, commencée après la première guerre mondiale à Darlington Hall, un domaine ayant appartenu à une famille de la plus haute aristocratie britannique, récemment cédé, après la mort de Lord Darlington, à un milliardaire américain.

Dans son long monologue, livré dans un langage à la syntaxe parfaite, procurant une incroyable impression de limpidité à la lecture – j'y reviendrai toutefois ! – Mr Stevens (on prononce Mister et on ne donne pas le prénom, ce serait une familiarité déplacée), Mr Stevens, donc, affiche la haute conception qu'il a de ses fonctions de « grand » majordome. Il en exprime le concept de ce qu'il appelle la « dignité », au travers de deux circonstances qui auront marqué sa vie.

La première tient aux démarches douteuses de Lord Darlington, entre les deux guerres, pour convaincre la Couronne de nouer des relations privilégiées avec le gouvernement allemand. Mr Stevens avait assuré le service lors de plusieurs dîners secrets à Darlington Hall, où des diplomates des deux bords avaient pu se rencontrer. Avaient même été réunis autour de la table, le Premier Ministre Chamberlain et les deux Ministres des Affaires Étrangères, Lord Halifax et Herr Ribbentrop, pour des discussions récemment reprises et anathématisées par Éric Vuillard dans son récit L'ordre du jour, Prix Goncourt 2017, et évoquées dans le film Les heures sombres, récompensé par un Oscar pour l'époustouflante interprétation du personnage de Winston Churchill.

La seconde circonstance se rapporte à la relation tendue, guindée, strictement professionnelle, que Mr Stevens, célibataire endurci, avait entretenue pendant quinze ans avec Miss Kenton – pas de prénom non plus ! –, intendante de Darlington Hall jusqu'à ce qu'elle en parte pour se marier, en 1936. Mr Stevens serait-il passé à côté de sa chance ? Difficile de l'admettre !... Et si toutefois, malgré le temps passé ?...

Mr Stevens est complètement enfermé dans ses devoirs de serviteur de haut rang et dans son dévouement sans réserve à son employeur. Rien ne doit l'en distraire, ni les sentiments, ni les états d'âme qu'auraient pu lui inspirer les tractations blâmables dans lesquelles Lord Darlington s'était perdu. Mr Stevens se refuse à juger son employeur et maître, et s'interdit d'avoir lui-même une quelconque opinion sur des sujets selon lui réservés aux gentlemen.

Dans un premier temps, j'ai souri aux certitudes du personnage, à son flegme inébranlable, à son idéal d'une perfection composée. Hors de son service, l'apparence et le comportement de Mr Stevens le font prendre pour un « Monsieur » par les gens simples. Mais les plus avertis ne s'y trompent pas. Même chose pour sa façon de s'exprimer, dont j'ai salué la syntaxe, mais qui, trop formelle, trop parfaite, dégage une impression d'insignifiance un peu ridicule, à l'instar de ce que dénoterait pour un graphologue une écriture trop calligraphiée.

Mon sourire s'est effacé, lorsque sur instructions de Lord Darlington, qui admettra plus tard le regretter, Mr Stevens raconte avoir licencié, sans le moindre état d'âme, deux servantes juives, juste parce qu'elles étaient juives. Jusqu'où aurait pu aller un homme de son genre, quelques années plus tard, s'il avait servi dans un pays occupé par les Nazis ?

Au fond, derrière les apparences artificielles qu'il cultive, la destinée assumée par cet homme vieillissant aux manières de vieux garçon s'avère pathétique. On l'imagine terminer comme son père, grand majordome lui-aussi, seul dans une minuscule chambre sans confort sous les combles d'une demeure somptueuse.

Pour éviter de voir la vérité en face, Mr Stevens se targue d'un « sentiment de triomphe » personnel vers la fin de sa narration. Il faut surtout y voir l'humour, la finesse et la maîtrise d'un grand écrivain.

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Troisième roman que je lis de cet auteur et à chaque fois la belle surprise d'un contexte et un genre très différent!
Cette langue, très soutenue, élégante et toute en retenue a été un vrai plaisir de lecture. le narrateur, majordome un temps au service d'un Lord et aujourd'hui d'un riche américain, est sans doute l'un des derniers dinosaures à exercer ce métier dans les années 50 (mais après tout je dois me tromper, il doit y en avoir encore un certain nombre ne serait-ce qu'en Angleterre).
Pour Stevens, c'est plus qu'un métier, c'est une vocation et il y consacre sa vie entière. Au point de passer à côté, finalement. C'est lors de son premier vrai séjour hors du château, officiellement pour des raisons professionnelles, que Stevens se permet un retour sur toutes ces années passées auprès des Grands qui ont participé à la grande Histoire de l'Europe, la sale Histoire dirons-nous, sur ce que le mot de Dignité signifie pour lui, sur son professionnalisme à toute épreuve et sa loyauté absolument indéfectible pour le Lord Darlington à qui il a été fidèle jusqu'à la mort de ce dernier malgré les calomnies qui l'ont entouré. Miss Kenton, un temps gouvernante auprès de lui vingt ans plus tôt, revient très régulièrement dans ses pensées, c'est d'ailleurs elle qu'il part solliciter pour revenir travailler.
Le sublime de cette écriture est qu'elle nous fait entendre implicitement des sentiments refoulés que Stevens refuse, consciemment ou non, de reconnaître. J'ai commencé à regarder le film adapté avec notamment le très grand Anthony Hopkins et j'ai été admirative de sa manière absolument subtile de jouer ce double langage par le corps, les mimiques, la gestuelle. Hâte de finir de le regarder!
Le récit entre très doucement dans la plus grande Histoire, beaucoup plus subtilement que le film d'ailleurs. J'ai tout aimé dans ce roman et comprends pourquoi il a tout d'un classique. Je l'ai fini il y a deux jours et il m'en reste une émotion particulière, délicate, un peu mélancolique. Quel gâchis monsieur Stevens...
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J'ai toujours eu un faible pour les histoires d'amour inabouties. Ce roman là est l'une des plus belles et des plus plus tristes que j'aie lu. Certains ne verront que la perfection du style, la qualité de la description de ce majordome englué dans son devoir, la précision du moindre détail, sur fond de nazisme montant et de mauvais penchants d'un Lord. Non.. Les vestiges du jour c'est avant tout une histoire d'amour qui ne se réalisera pas, deux êtres incontestablement faits l'un pour l'autre, aussi proches et aussi complices qu'on peut l'être, et que rien ne pourra rapprocher pourtant. Au final ce sont des vies qui se perdent alors qu'elles auraient pu être tout à fait autres, et la frustration infinie qui en découle, car infailliblement à la lecture du roman on en vient à se dire : et moi, qu'est-ce que je fais de ma vie, est-ce qu'elle est ce qu'elle aurait pu être, ce qu'elle devrait être, est-ce qu'il n'y a pas eu pour moi aussi un gâchis monumental ? Et on relit le roman, et on passe un temps infini sur cet échange à l'arrêt du bus...
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Juste ciel, quelle merveille !

Par égard pour Stevens, le majordome aussi zélé que flegmatique dont il est ici question, et afin de respecter - autant que faire se peut - son sens tout britannique des convenances et de la retenue, je vais m'efforcer de rester sobre dans les superlatifs, de modérer les transports emphatiques auxquels je suis parfois sujet ... mais croyez bien qu'il m'en coûte !

Tâchons donc de ne pas troubler la quiétude feutrée qui règne en ces années 1930 sur le prestigieux domaine de Darlington Hall.
Surtout ne dérangeons ce cher M. Stevens dans son service de chaque instant auprès de Lord Darlington et de ses illustres invités.
Tous ces hauts dignitaires prennent en effet entre ces murs des décisions de le plus haute importance concernant l'avenir de l'Europe, qui peine alors à reprendre son souffle entre deux guerres mondiales.

Contentons-nous, le plus discrètement possible, de saluer le merveilleux travail d'écriture de Kazuo Ishiguro, et l'exquise qualité de son roman bâti avec adresse sur les vestiges d'une époque révolue (et auréolé du Man Booker Prize en 1989).
Originalité du propos, justesse et élégance dans la forme, finesse dans la restitution d'une atmosphère "so brisith" proprement réjouissante, et enfin maîtrise impeccable de cette langue délicieusement surannée qui m'est si plaisante à lire : c'est un sans-faute sur toute la ligne !
Difficile, par conséquent, de trouver le moindre défaut à ce petit bijou... Construit sous la forme d'un journal de bord, tenu dans les années 50 par notre majordome à l'occasion d'une expédition en automobile "à travers l'une des plus belles campagnes d'Angleterre", il permet à Stevens de nous livrer les souvenirs les plus marquants de sa longue carrière.
Ses plus belles années, assurément, furent celles de sa "remarquable entente professionnelle" avec miss Kenton, alors intendante en chef à Darlington Hall. C'est d'ailleurs pour la retrouver qu'il a pris la route...
Garde-t-elle en mémoire, comme lui, un souvenir ému de ces temps enfuis ?
Qu'a-t-elle retenu de leur étroite collobaration d'antan, tout en rectitude, en estime mutuelle et (peut-être ?) en sentiments diffus, en élans étouffés, muselés par leur ferme résolution commune à bannir de leurs vies toute frivolité et tout badinage ?

Chemin faisant Stevens laisse libre court à sa nostalgie, non sans nous répéter souvent combien il aspire, au plus profond de son être, à "posséder une dignité conforme à la place qu'il occupe".
À coups de flash-backs et de confessions, il dresse le bilan d'une vie entière de service et de dévouement, doublé d'une réflexion profonde sur ces professions de l'ombre, pleines de rigueur, de dignité et d'abnégation, qui constituaient jadis le "personnel de maison".
Lui qui a cotoyé nombre d'ambassadeurs et de responsables politiques de premier plan, et qui a toujours fait montre d'un professionnalisme à toute épreuve mesure enfin, au seuil de la vieillesse, "ce grand privilège d'avoir reçu un rôle à jouer, si petit soit-il, sur la scène du monde."

Au grès de ses pérégrinations bucoliques dans la campagne anglaise, avec ses mots précieux et ses tournures riches d'un raffinement désuet, Stevens s'efforce de définir avec précision ce qui caractérise un "bon majordome".
En témoin lucide des temps qui changent, il nous offre ainsi des considérations surpenantes (et non dénuées parfois d'un certain humour, et parfois d'une certaine dose d'absurdité), qui paraissent aujourd'hui dépassées mais qui ont néanmoins quelque chose de particulièrement touchant de la part de cet homme exigeant et complètement habité par sa mission, élevée au rang de véritable sacerdoce.

Au pays des gentlemen, "les vestiges du jour" m'est donc apparu comme un roman plein de charme et de mélancolie, qui égratigne en finesse l'aristocratie provinciale anglaise des années 1930, et qui s'achève sur une note assez émouvante.
De quoi, peut-être, nous inviter à suivre l'exemple de M.Stevens : "ne pas s'attarder sans cesse sur ce qui aurait pu exister et faire le meilleur usage de ce qu'il nous reste de jour..."
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Jour exceptionnel ! En cette belle matinée de printemps, Mr Stevens, majordome de la très honorable maisonnée Darlington Hall, s'apprête à prendre un congé. Cela va faire des années que Mr Stevens n'a pas quitté les terres de ses maîtres, mais les situations graves exigent parfois de grands moyens et la situation présente de Darlington Hall est, sans aucun doute, fort grave ! C'est que, voyez-vous, nous manquons de domestiques et le personnel qualifié est une chose très difficile à trouver. Ayant reçu quelques semaines plus tôt une lettre de Miss Kenton, ancienne gouvernante du domaine, Mr Stevens a cru y déceler une note de nostalgie. Il décide donc de lui rendre visite afin de lui proposer de reprendre ses anciennes fonctions, profitant également de l'occasion pour jouir des charmes de la campagne anglaise.

Sur la route qui mène à Miss Kenton, Mr Stevens, homme pourtant fort sérieux et peu enclin à l'introspection, se laisse aller à quelques rêveries. Il se remémore toute une vie passée au service de son excellence Lord Darlington, grand homme politique hélas incompris de ses contemporains. Il se remémore son père pour qui l'état de majordome était l'état le plus honorable et le plus valorisant qui soit. Et il se remémore Miss Kenton, bien sûr, qui, le temps de quelques années, avait éclairé de sa vivacité et de son intelligence sa petite vie routinière de loyal serviteur et célibataire endurci…

En littérature, j'ai toujours eu un petit faible pour ceux que j'aime à appeler les « constipés émotionnels ». Qu'est-ce qu'un constipé émotionnel ? Eh bien, si vous me passez la métaphore scatologique, c'est une personne que ses sentiments plongent dans un malaise tel que ceux-ci ne parviennent à sortir que par petites doses et, le plus souvent, dans la douleur. Les constipés émotionnels sont généralement des gens assez déprimants et montrent une capacité attristante à passer à côté de ce qui fait l'intérêt de la vie. Et Mr Stevens, qui souffre de cette affliction à un stade très avancé, est quelqu'un de monstrueusement déprimant. Mr Stevens ne se contente pas de dissimuler ses sentiments, il les nie avec de tant de conviction qu'il parvient à les effacer totalement. Il nie l'amour inavoué qu'il a nourri bien des années auparavant pour Miss Kenton, il nie les réserves qu'il éprouvait à l'égard des prises de position politiques très contestables de son ancien maître – quand on y pense, ces nazis n'étaient pas de si mauvais bougres ! –, il nie la souffrance d'avoir perdu son père sans avoir pu dire adieu au vieil homme, pris qu'il était par son service.

C'est en cela que le roman de Kazuo Ishiguro est absolument fascinant : cette capacité à suggérer énormément sans jamais rien formuler. Derrière la narration toute en retenue de Mr Stevens, c'est tout un monde que l'on devine, la paysage mental d'un homme vieillissant se raccrochant à de règles dépassées couplé à un portrait corrosif de l'aristocratie anglaise pendant l'entre-deux guerres. le tout est d'une finesse et d'une intelligence confondantes et, surtout, triste, triste, mais triste… Et si vous avez encore du chagrin en réserve après cette lecture, n'hésitez pas à vous lancer dans l'excellente adaptation avec Anthony Hopkins et Emma Thompson qui, personnellement, me plombe toujours le moral pour plusieurs heures d'affilée.
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Une fois n'est pas coutume, je commencerai cette critique par un mot sur le style de ce célébrissime roman ... C'est un pied de nez à ceux qui pensent qu'une oeuvre littéraire se résume à une bonne histoire, un bon scénario dont on tirera un film à succès. Film qu'ils iront voir pour ensuite claironner dans les cocktails entre collègues (un des rares bons côtés du chômage est de ne plus être obligée de se farcir ce genre d'événement pseudo-décontracté) ou les vernissages de vos amis artistes (où les politicards et les petits entrepreneurs se pressent pour étaler leur culture) que bien sûr ils connaissent ce magnifique roman (qu'ils n'ont jamais lu). Fin de la digression. Excusez-moi.

Un style, donc. Dès le prologue, c'est une profusion de formules empruntées, ampoulées. Je n'ai pas compté les « il semble de plus en plus probable … », « je dois le préciser », « cela annoncé », « comme vous pouvez vous en douter », « mais il faut que je précise ce que j'entends par là … », « mais permettez-moi de m'expliquer plus avant », « il convient que je précise … », « je dois signaler avec regret », « de ce fait, je présume, … », « à vrai dire, il m'était même venu à l'idée dernièrement que … ». Tout n'est que circonvolutions, courbettes et précautions excessives …

Je dois reconnaître que j'ai d'abord trouvé tout cela d'une lourdeur indigeste, mais au fil des pages (personnellement j'ai quand même dû attendre une bonne cinquantaine de pages), je m'y suis habituée. C'est un peu comme lorsqu'on va voir une pièce de Molière ou De Musset. Même si le texte est magnifiquement dit, il faut un temps pour se faire à cette langue différente de celle que l'on parle tous les jours. Et finalement je me suis dit que le ton – malgré son côté agaçant – est tout à fait juste et colle admirablement bien au personnage principal, le majordome Stevens.

D'ailleurs, l'utilisation de ce style ouvre la porte à des situations d'une drôlerie réjouissante (peut-on parler d'humour anglais ? Peut-être, je ne sais pas). Ainsi les scènes où Stevens est chargé d'expliquer les mystères de la vie au fils de l'un des amis de son maître. Comment nommer la chose quand il s'agit de garder l'étiquette, sans paraître vulgaire ou désobligeant ? Dans un autre registre, l'évocation d'une grosse goutte suspendue au bout du nez d'un domestique, au-dessus des assiettes à soupe, est tout aussi désopilante.

Bon, le fond maintenant. Trois angles de vues pour appréhender cette histoire de domestique au crépuscule (je ne me suis toujours pas expliquée ce magnifique titre « les vestiges du jour ». J'en profite pour saluer bien bas le traducteur/la traductrice qui a choisi ces « vestiges du jour » pour le plat « Remains of the day » en anglais …) de sa vie professionnelle. Petite parenthèse : le fait que ce roman permette plusieurs lectures possibles, n'est-ce pas une caractéristique essentielle des grands romans ? En tout cas, c'est une réelle réjouissance pour le lecteur.

D'abord l'histoire dans son contexte historique. Notre homme, Stevens, entreprend de rendre visite à une vieille connaissance, une ancienne gouvernante, et s'en va pour un voyage dans la campagne anglaise, seul au volant de la voiture de son maître. C'est l'occasion pour lui de se remémorer sa vie professionnelle, depuis ses débuts juste après la première guerre mondiale jusqu'au moment de la narration, dans le milieu des années cinquante. Il revient évidemment sur la période d'avant la deuxième guerre mondiale, période où l'aristocratie anglaise – antisémite, il faut le dire - jouait de ses influences sur le monde politique (convaincue d'avoir un rôle à jouer dans la destinée de la nation britannique), entretenant des relations proches avec les nouveaux maîtres de l'Allemagne (Herr Ribbentrop étant souvent convié à dîner, à la place d'invité d'honneur), espérant ainsi éviter un conflit.

Le roman est aussi un formidable témoignage de l'évolution de la société britannique (et probablement je peux étendre à l'Europe Occidentale, tout en laissant nos cousins Américains hors de propos) d'une structure pyramidale dirigée par une aristocratie oisive, débattant d'idées dans leurs grands châteaux inchauffables, à une organisation beaucoup plus plate s'appuyant sur la masse de consommateurs, toujours dans l'action pragmatique (celle de travailler ou … de consommer). Et je ne peux m'empêcher de penser au très intéressant essai de Thomas Piketty, « le capital au XXIème siècle », qui revient sur cette évolution sociologique du siècle précédent. Essai qui par ailleurs illustre son propos par quelques oeuvres littéraires, mais je ne me souviens pas que Piketty a fait référence à ce chef d'oeuvre d'Ishiguro.

Dans ce roman, on assiste au passage d'une société figée depuis des siècles, où la richesse consistait en propriétés terriennes et se transmettait de génération en génération, à une société en constante évolution, où la richesse se trouve sur des comptes en banque et dans des fonds d'investissement. Avant la deuxième guerre mondiale, les fils d'aristocrate devenaient (ou plutôt restaient) aristocrates, les fils de domestique des domestiques, et les fils de majordome des majordomes. Tout était hiérarchisé et verrouillé, même dans la domesticité on avait peu d'espoir de grimper les échelons. Puis peu à peu les lignes ont bougé, une nouvelle classe de riches a émergé, issue des classes laborieuses, comme le nouveau propriétaire du château et nouvel employeur de Stevens, un Américain qui a fait fortune dans l'industrie. Au niveau politique aussi les choses ont changé : le peuple britannique (y compris les femmes) qui a combattu (au front ou dans les usines) contre les nazis réclame plus de liberté, plus de pouvoir politique, appelle à plus de dignité comme le clamera un sympathisant socialiste que Stevens rencontrera sur sa route.

Venons-en maintenant à ce sujet qui semble obséder notre Stevens : la dignité. Oui, l'homme ne cesse de s'interroger sur la dignité humaine. Et je le comprends : quand toute sa vie durant on a tiré un trait sur les joies simples de la vie, comme l'amour ou l‘amitié, quand tout sa vie on a réprimé son émerveillement devant la beauté des paysages de la campagne britannique, quand on a congédié des domestiques juives, irréprochables professionnellement, pour la seule raison de leur origine, quand on a été incapable de faire preuve de sympathie et de réconfort à la mort de la tante de son amie, quand on a préféré rejoindre son service plutôt que le chevet de son père mourant, … il est légitime d'être en proie à un certain malaise …. Et Stevens, dans son long monologue, avance des explications, ou plutôt des excuses, celle de la fidélité professionnelle, du devoir d'obéissance au maitre.

Mais je le dis tout net, moi, et tant pis si cela choque. Et si je manque de délicatesse et je fais preuve de brusquerie, voire peut-être de grossièreté. Malgré son langage châtié, malgré sa livrée tirée à quatre épingles, sa mise toujours impeccable, malgré ses bonnes manières, sa discrétion, sa retenue et son sens de l'à-propos et de l'anticipation, qualités qui font certes les plus grands majordomes, ce Stevens n'est plus un homme. Non car il a perdu toutes ces qualités qui font l'humanité. Il a perdu sa capacité à s'émouvoir, à s'émerveiller, à aimer et à pleurer. Il a perdu sa liberté de pensée et d'action. Son identité et sa conscience. Bref, et je sais que je vais heurter ses admirateurs, mais Stevens a tout simplement perdu sa dignité. C'est une coquille vide, un robot animé par la volonté d'autrui. Et le roman le montre très finement, avec beaucoup de tact. Un régal.

Bref : un chef d'oeuvre à ne pas manquer ….
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J'ai trouvé ce livre original quant à l'idée de départ, mais british so british, que l'on peut parfois avoir du mal à nourrir de l'empathie pour le majordome, personnage central de l'histoire.

Ce majordome, après avoir servi pendant la majeure partie de sa carrière un lord very british dans l'entre-deux guerres, est racheté avec la demeure par un riche Américain, qui lui propose de prendre une semaine de vacances. Cela sera l'occasion de se remémorer sa carrière et ses conceptions du métier.

Les secrets du domaine nous sont livrés par petites touches pastel comme si de rien n'était. le tout apparaît nettement plus complexe dans un lent crescendo, enfin, non, ce n'est pas le bon terme, car tout reste contenu. La manière de mener la trame, cette douceur non-violente qui parfois fait suffoquer, tout cela fait de ce livre un très bon livre, que je suis heureuse d'avoir découvert. Sans pour autant le ranger dans mes coups de coeurs.
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Mr Stevens, le narrateur, est le prototype du narrateur non fiable. C'est ce qui fait les délices de cette lecture d'ailleurs. C'est un majordome d'un autre temps, so british, comme on a peine à croire que cela a existé. Je n'ai pas vu le film, et j'imaginerais bien Louis Jouvet dans un tel rôle ! Difficile de faire un personnage aussi peu sympathique, coincé, pompeux, au langage châtié (il vouvoie même son père). Même dans les moments où le lecteur peut le trouver touchant, il est difficile d'éprouver pour autant de l'empathie. L'auteur a réussi a faire un petit bijou avec un sujet improbable : les réflexions d'un majordome sur sa carrière finissante lors d'un voyage d'une semaine à travers l'Angleterre. Au fil de ses réflexions et souvenirs le lecteur découvre peu à peu, par bribes et par petites touches, des pans entiers de la vie à Darlington Hall, du temps de la splendeur de cette demeure. Et le lecteur lit entre les lignes pour comprendre quel était le maître de Mr Stevens et son comportement entre les deux guerres et pendant la dernière guerre. le sujet et le personnage sont surannés et pourtant le résultat est délicieux. le charme vient aussi du fait que dès que le lecteur comprend que le narrateur est non fiable, il change de regard et se sent en complicité avec l'auteur. Enfin, c'est ce que j'ai ressenti. C'est très inhabituel et fort intéressant. Un petit bijou très british assez inclassable.
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J'ai vu le film de (très) nombreuses fois et je peux dire que c'est un de mes films cultes : Hopkins, Thompson et Ivory au sommet de leur talent.
C'est ce film qui est à l'origine de mon goût pour les films/livres/séries qui se déroulent dans les grandes demeures anglaises et mettant, si possible, en présence la société très hiérarchisée des domestiques et celle, tout aussi hiérarchisée, de l'aristocratie britannique.
Ce n'est que bien plus tard que j'ai appris qu'un livre était à l'origine du film et c'est encore bien après que je me suis décidée à le lire.
C'est maintenant chose faite et j'ai vraiment apprécié cette lecture qui revêt dans ses lignes toute la retenue, le flegme britannique.
La narration, menée par Stevens-le très étriqué majordome- se déroule sur quelques jours mais il retrace, par de nombreux flash-back, son histoire et ses années de service auprès d'une personnalité très controversée de l'entre-deux guerres.
L'écriture est fine et subtile, les phrases sont belles, les mots bien choisis et le rythme savamment orchestré. Les personnalités sont bien peu attachantes mais sont magnifiquement suggérées et exploitées dans toutes leurs défaillances, leurs aveuglements et leurs ambitions.
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