+++ LE HÉROS DE BUDAPEST : LE TRIOMPHE ET LA TRAGÉDIE DE RAOUL WALLENBERG +++
Ce héros suédois de la dernière guerre mondiale avec des statues et plaques commémoratives à Budapest, Stockholm, Londres et Jérusalem, n'est pas tellement connu en France, malgré 3 biographies en Français : de
Frederick E. Werbell et
Thurston Clarke "
Wallenberg, le héros disparu" (1987) ; de
Jacques Derogy "
Raoul Wallenberg, le juste de Budapest" (1994) et de
Fabrice Virgili et
Annette Wieviorka "Raoul Wallenberg : Sauver les Juifs de Hongrie" (2015). Il est également très présent dans l'ouvrage de
Marek Halter "
La force du bien" de 1999, qui ne se limite cependant pas à lui.
J'ai choisi l'ouvrage de
Bengt Jangfeldt pour différentes raisons. Tout d'abord parce que comme Suédois avec d'excellentes relations en Russie, où Wallenberg a finalement disparu, il a eu accès à des sources uniques. La version originale compte 1238 notes de bas de page, réduit en version anglaise à 13 pages bien serrées. le livre est illustré de 73 photos (certaines absolument inédites) sur 386 pages de texte, plus une bibliographie et un registre fort pratique.
Ce professeur d'histoire m'avait, en outre, tout à fait convaincu par la grande qualité de sa biographie du médecin
Axel Munthe "The Road to San Michele", dont j'ai fait une critique le 12 mars dernier et j'ai hâte de lire son ouvrage "La vie en jeu : Une biographie de
Vladimir Maïakovski".
Que les Wallenberg constituent une des familles les plus puissantes de Suède, depuis qu'en 1856, André Oscar Wallenberg y a fondé la première banque privée (la Enskilda Bank qui est toujours active), n'a pas évité à Raoul un démarrage difficile, du fait de la mort de son père d'un sarcome 3 mois avant sa naissance, le 4 août 1912. C'est son grand-père, Gustaf Wallenberg, diplomate, qui de Tokyo d'abord et Istanbul ensuite, s'occupait avec sa belle-fille, Maj Wising (1891-1979), de l'éducation du bambin.
Le petit Raoul (prénommé ainsi, comme son père défunt, en honneur du fils du mousquetaire Athos d'
Alexandre Dumas) était un gosse intelligent et têtu, qui apprenait facilement les langues, notamment le Français, pendant des cours d'été à Thonon-les-Bains au bord du lac Léman en 1929. Intéressé par l'architecture, Gustaf dirigeait son petit-fils de 18 ans vers l'université d'Ann Arbor dans le Michigan. de là il a parcouru en autostop (par souci d'économie) le territoire des États-Unis dans tous les sens et admira les gratte-ciel new-yorkais. En juin 1935, après 3 mois de vacances en Suède, il est parti pour l'Afrique du Sud et en septembre 1937 à Haïfa en Palestine pour se faire un peu d'expérience dans le monde international des affaires.
En 1939 et 1940 il a travaillé dans plusieurs entreprises du groupe Wallenberg et a, au début de la Seconde Guerre mondiale, rejoint le "Home Guard - Hemvärnet" ou armée de réserve, son pays étant resté neutre.
La Hongrie était restée, comme alliée de l'Allemagne nazie, à l'écart du conflit jusqu'en mars 1944. le dictateur, l'amiral Miklós Horthy, bien que antisémite, n'avait pas appliqué un programme de persécution systématique des Juifs. Il est vrai que 825.000 Juifs y habitaient, un quart de million d'ailleurs rien qu'à Budapest, et qu'ils occupaient des postes-clés dans la vie politique et économique du pays. L'invasion nazie allait produire, en 2 mois à peine (mai-juillet) la plus énorme déportation de toute la guerre : 437.351 Juifs en fuite.
Un nombre si gigantesque que Roosevelt, sous pression de son ministre des finances
Henry Morgenthau, créa le "War Refugee Board" (WRB - commission des réfugiés de guerre), qui avait des représentants dans tous les pays neutres.
Les intérêts du représentant du WRB à Stockholm, Iver Olsen, coïncidaient avec des initiatives de différentes personnalités suédoises qui voulaient absolument venir en aide aux Juifs hongrois. Entre Américains et Suédois, il devint vite évident que de grands moyens financiers étaient indispensables, que l'action devrait être menée à partir de l'ambassade suédoise à Budapest, sous le commandement d'un non-juif compétent, qui bénéficierait de pouvoirs extraordinaires et étendus.
Le choix du gouvernement suédois, des Juifs et des Américains pour cette mission exceptionnelle et dangereuse se porta sur notre Raoul Wallenberg, qui n'avait pas encore 32 ans lorsqu'il partait en juillet 1944 en mission quasi impossible. Cette sélection s'explique par son origine et antécédents, en plus il s'était déjà rendu plusieurs fois à Budapest, y avait des amis et parlait couramment Allemand.
Dès son arrivée Raoul s'est fait remarquer par un rythme et volume de travail hallucinant. Très vite il a inventé des passeports de protection ("Schutz-Pass") qui ont permis aux Juifs de ne plus être soumis aux restrictions légales hongroises (travail, résidence, étoile jaune etc.). le succès de ce document fut tel que des milliers de Juifs faisaient patiemment la queue devant la légation suédoise. Sur le net, on peut voir plusieurs photos de ces pauvres Juifs de tout âge attendant plein d'espoir leur tour dans la rue. Un de ceux ainsi sauvés fut le
Prix Nobel de médecine 1937 et "inventeur" de la Vitamine C, Albert Szent-Györgyi. Plus de 8.000 de ces passeports furent délivrés.
En plus, il y avait la distribution de nourriture et de vêtements, ses négociations avec les autorités hongroises - entre autres le fils d'Horthy - et allemandes et ses rapports à Stockholm et aux Américains. Des rapports qui étaient même lus à la Maison-Blanche par Cordell Hull, le ministre des affaires étrangères de F.D. Roosevelt.
Il était initialement prévu que Wallenberg resterait 2 mois à Budapest, mais en septembre 1944, il déclarait à ses chefs que la charge de travail était telle qu'il lui était impossible de rentrer dans l'immédiat. Quoique dans son journal intime, il avait noté de "fermer les livres", le 20 septembre 1944.
Avec le Parti fasciste des Croix fléchées de Ferenc Szálasi au pouvoir, la terreur arbitraire pour les Juifs devint omniprésente. Raoul courait à travers le pays où des Juifs étaient en difficultés pour les soulager et si possible les libérer avec des documents suédois, comme au camp de Hegyeshalom à la frontière avec l'Autriche. Il n'y avait plus que 3 légations ouvertes à Budapest, celle de la Turquie, du Vatican et de la Suède. Les initiatives incessantes du Suédois dérangeaient évidemment le gouvernement et les Boches et en décembre 1944 sa voiture fut écrasée par un poids lourd allemand. Lorsqu'il alla se plaindre de cet "accident" chez Eichmann, celui-ci déclara "qu'il essaierait à nouveau" ! (page 262).
Si Wallenberg avait réussi à jouer au plus fin avec les nazis et le régime pourri hongrois, l'arrivée de l'Armée rouge à Budapest, en janvier 1945, allait malheureusement modifier fondamentalement la donne pour notre héros. La presque centaine de pages de son arrestation, incarcération aux horribles prisons de Lubyanka et Lefortovo et finalement sa liquidation par le KGB se lisent comme un thriller, où des célébrités apparaissent, tels Molotov, Andreï Vyshinsky,
Alexandra Kollontaï, l'ancienne ministre de
Lénine et ambassadrice de l'URSS à Helsinki et Stockholm, et... le grand humaniste Staline lui-même.
Bengt Jangfeldt est persuadé que Raoul a été exécuté par une injection mortelle d'un poison, probablement du curare, au 'Laboratoire X" du toxicologue Grigory Mayranovsky. le constat de décès signé par Smoltsov, toubib en chef de la Lubyanka, indique : "Raoul Wallenberg est mort d'une attaque cardiaque le 17 juillet 1947" (photocopie à la page 350). Sur ordre de Viktor Abakumov, chef du KGB, le corps fut brûlé et toute autopsie impossible. le "malade cardiaque" avait 35 ans et était en parfaite santé !
Pourquoi cette exécution d'un diplomate de surcroît d'un pays neutre ?
Le KGB n'a jamais cru que le riche Wallenberg était là pour aider des Juifs, ils trouvaient ses rapports avec les nazis louches et croyaient qu'il faisait partie d'un complot germano-américain antisoviétique. En plus, des officiers russes lui avaient volé, en janvier 1945, une somme importante en devises et bijoux appartenant à la légation suédoise, ainsi que sa bagnole et montre bracelet.
Ma critique est un peu longue, mais j'ai 2 bonnes excuses : le héros Wallenberg et sa biographie par
Bengt Jangfeldt sont exemplaires.