A maintes reprises, elle avait lu des articles, des livres traitant de ce peuple singulier qui va de par le monde, que l’on désigne sous des vocables multiples : tziganes, bohémiens, romanichels, gitans, gipsies, selon les pays vers lesquels ils reviennent plus volontiers, qui s’assimilent peu ou mal, éternels errants, êtres mystérieux qui, même lorsqu’ils deviennent sédentaires, sont toujours en retrait des autres. Mélange d’orgueil et de crasse, d’astuce et d’ignorance, ils n’ont de leurs origines, de leur histoire, qu’une tradition orale. Ils ne possèdent rien, que les hardes ou les bijoux qu’ils portent et les roulottes misérables qui les abritent, les chevaux étiques qui les tirent. Les temps modernes les font parfois possesseurs de roulottes automobiles aux moteurs poussifs, qui bringuebalent au long des routes une marmaille chapardeuse, des femmes insolentes, diseuses de bonne aventure et prestes à cueillir une volaille, à lui tordre le cou, des hommes agressifs tressant des corbeilles ou martelant du fer. Ils sont cinq millions à travers le monde, épris de liberté, de musique, de danse, dont personne, pas même eux, ne sait où les conduira leur perpétuelle migration.
Il n’y a plus guère d’illusions à se faire. Il faut envisager la possibilité que cet homme ne reviendra pas : ou bien il est mort, essayant de remplir une mission sur laquelle nous avons peu de chances d’être renseignés, ou bien il s’est délesté de la charge de cet enfant pour vous en passer la responsabilité. La somme qu’il vous a laissée, si importante qu’elle soit, n’est pas une compensation aux innombrables difficultés et complications qui vont surgir si vous ne vous décidez pas à faire une déclaration très nette et très complète à la police. Chacun de nous sera ainsi contraint de dire la vérité, Francis y compris et vos bohémiens, si habiles soient-ils à escamoter les réponses, à feindre l’incompréhension, résisteront mal aux interrogatoires.
Notre légende ou notre histoire ne regarde que nous. On raconte, on écrit des fables, des mensonges, sur nos origines. Nous venons d’Egypte, nous venons de l’Inde, nous sommes un peuple perdu, on nous méprise et on nous craint. Nous laissons dire et nous nous moquons des curieux. Nous sommes libres ! Nous vivons selon notre loi et celle de Dieu. Nous avons notre honneur et, si nous y avons forfait, nous savons punir et expier.
L’amour est venu tout compliquer. Celle-ci voulait le gâjo, celui-là la fille au teint clair. Le temps était achevé, pour notre frère, de demeurer parmi nous. Il devait partir. S’il revient, ce n’est plus avec nous qu’il vivra, mais sa place est toujours là et chacun respectera son droit de partager notre nourriture et notre camp.
Je ne suis pas votre rivale, le hasard m’a mêlée à une histoire dont je ne connais rien, sinon qu’un blessé m’a demandé du secours, qu’un enfant a besoin de soins, le reste est affaire de la conscience de chacun.