Que faisiez-vous le 4 août 1789 ? Vous et moi, rien mais nos ancêtres, la plupart j'imagine, se sont réjouis lorsque fut votée par l'Assemblée constituante l'abolition des privilèges féodaux. Deux cents ans plus tard, la Révolution et la République sont devenus les totems du pays, l'anecdotique prise de la Bastille est toujours la fête nationale et l'Egalité a pris le pas sur la Liberté et la Fraternité. La France (notez que ce nom a tendance à tomber un peu en désuétude au profit de la République) est sans doute le pays où on parle le plus d'égalité mais où on oublie curieusement de célébrer avec la pompe qu'on sait mettre en branle pour des dates moins marquantes, cette nuit du 4 août. Nos ancêtres auraient-ils été victimes d'une escroquerie, des privilèges se seraient-ils substitués aux vieux privilèges ? Ce livre en est une illustration des plus choquantes, les privilèges de caste sont toujours là, et bien là. Oui, la France est un pays de castes ou chacune cultive soigneusement ses privilèges ou, comme on dit en novlangue, ses avantages acquis. Avouons que certains y réussissent mieux que d'autres.
Ce petit ouvrage explore les us et abus de la nomenklatura parisienne, caste intouchable de hauts fonctionnaires issus majoritairement de l'ENA, qui, ayant passé un jour un examen de sortie, se voit dotée de toutes les vertus et de tous les privilèges, échappe à tous les aléas d'une carrière professionnelle et s'enrichit sans efforts ni mérites particuliers. Les cheminots, électriciens, enseignants ou journalistes peuvent aller se rhabiller : ils ne font pas le poids avec ces ténors.
Avec un goût certain pour la mythologie du quotidien et cette mâle assurance qui ne recule jamais devant le ridicule, ils aiment à se faire appeler « serviteurs de l'Etat » ou, mieux encore, « grands commis de l'Etat ». On connait la blague russe de la file d'attente de trois cents mètres sur la place rouge devant un magasin d'état aux rayons désespérément vides. Un touriste s'inquiète, « que se passe-t-il ? », « oh, rien, c'est le peuple souverain qui attend un arrivage de chaussures en carton » tandis qu'une dizaine de limousines Zil déversent leurs occupants dans le Goum où ils pénètrent aussitôt : « Et ça ? », « ça, ce sont quelques serviteurs du Peuple qui viennent compléter leurs achats de Noël. » Lorsque les serviteurs ne servent qu'eux-mêmes, les convives sont à la diète mais règlent quand-même l'addition.
Il y a dans cet ouvrage bien documenté matière à un formidable roman car on sent bien, de ci-de-là, qu'il ya des personnages qui mériteraient de passer à la postérité au chapitre de leurs appétits et de leurs connivences.
Zola a déjà écrit La Curée. Son ombre doit intimider plus d'un écrivain, dommage, le sujet est toujours d'actualité.
Vous y retrouverez les exemples qui ont fait la une de l'actualité pendant quelques jours (les taxis d'Agnès Saal ou ceux de Mathieu Gallet). Clemenceau avait « les taxis de la Marne », Hollande aura eu « les taxis de Mme Saal », vertigineuse comparaison, n'est-ce pas ?
Vous y apprendrez comment se règlent (entre amis) ce genre de dysfonctionnement une fois que la sphère médiatique est passée à autre chose, vous y admirerez le nombre de fonctionnaires qui touchent un salaire supérieur à celui du Président de la république, vous comprendrez pourquoi il y a tellement, chez nous, de « hautes autorités », de« hauts conseils », de « conseils supérieurs » ou « d'offices centraux » sans parler des « agences de ». Vous saurez pourquoi et comment, depuis cinquante ans, on fait de la politique sans prendre aucun risque et comment on fait de l'argent en vendant aux entreprises privées des talents de lobbyiste qui ne se limitent qu'à un carnet d'adresse, rempli de noms d'amis ou de copains (à vous de voir) installés aux endroits stratégiques. Vous comprendrez pourquoi, quel que soit l'heureux élu, c'est toujours la même politique économique et sociale qui est conduite même si les slogans sont aux antipodes les uns des autres ; pourquoi les programmes (fussent-ils de mille pages comme l'était celui de l'actuel Ministre des Finances) rejoignent bien vite les innombrables rapports calant des bureaux branlants ou alimentant les bacs ad hoc de recyclage « citoyen » (tout aujourd'hui est« citoyen ») qu'on appelait jadis corbeille à papier. Vous ne saurez pas vraiment ce que font ces gens, quelle utilité peut être mise au regard de leur coût mais
François Hollande, lui-même, vous en donnera une petite idée (page 185) à sa manière si attachante : « Je connais bien cette institution (la Cour des comptes). Je l'ai choisie après l'ENA pour pouvoir faire parallèlement de la politique. D'ailleurs, les membres sont deux par bureau, pour que chaque personne puisse vérifier que l'autre n'est pas en train de dormir. »
Vous comprendrez en revanche pourquoi on va très vite vous expliquer que le Référendum d'initiative citoyenne s'il venait à voir le jour sous la pression, non pas des pneumatiques mais des gilets jaunes, doit être « encadré ». Je redoute qu'il ne soit « encadré » à la manière du défunt Ravaillac, c'est-à-dire écartelé entre quatre chevaux.
Tout cela est parfaitement écoeurant. Prenez un Alka-Seltzer, mais lisez ce petit livre, informez-vous. Il vous reste ce droit et celui de réclamer que, dans l'effort nécessaire de réduction de la dépense publique, on commence par cette caste, car comme disent les Chinois : « le poisson pourrit toujours par la tête ».