Citations sur Rois du monde, tome 1 : Même pas mort (86)
Quand deux ours se rencontrent, [...] un jour ils pêchent ensemble, le lendemain ils se dévorent.
Quand commence l’histoire d’un homme ?
Les gens ordinaires se croient souvent l’initiale de leur propre récit. Ils délivrent leur nom, celui de leurs parents, le lieu de leur naissance, du moins quand ils savent tout cela. D’autres inventent, même sans chercher à mentir. En vérité, cela a-t-il le moindre sens ?
Sur le champ de bataille, les héros procèdent différemment. Ils clament le nom de leur père, celui du père de leur père et des aïeux plus anciens dont ils perpétuent le sang ; ils énumèrent aussi tous les vaincus qu’ils ont tués. Ainsi s’identifient-ils par ceux qui leur ont donné la vie et par ceux à qui ils l’ont ôtée. J’aime cette façon de faire, je l’ai beaucoup pratiquée : ce ne sont pas seulement des guerriers qui s’affrontent dans le tourbillon des armes, mais ce sont aussi des mémoires, des lignées de fantômes.
Je ne maîtrise pas assez la musique pour traduire en mots ce qui, en moi, est plus vieux que moi.
Mon histoire commence au-delà du bout du monde. Là-bas, la terre s’effondre, hachée par des mâchoires divines. Des murailles de roche striée, crevassée, fendue et refendue, s’abîment dans des gouffres où mugit l’océan, celui qui borde les îles des morts.
Je sais donc que la terre où je suis né, où j'ai grandi, où je suis devenu Béllovèse, je sais que cette terre n'existe pas vraiment.C'est un monde un peu à côté, le produit d'une mémoire qui s'érode, de sens jadis aiguisés, maintenant fatigués. Mes racines ne sont guère plus solides que le rêve. Je sais que ma nostalgie est un mensonge. Mon pays d'enfance n'existe plus en ce monde; mais il m'attend, de l'autre côté, dans l'île des Jeunes.
Les bardes (...) content les métamorphoses, les morts et les incarnations nouvelles, les multiples naissances du héros. Parfois, ils remontent jusqu'à mille hivers, et ils montrent que l'homme, la femme ou l'androgyne étaient déjà présents dans le lustre sombre du corbeau, dans l'écaille du saumon, dans la ramure du cerf. Enfant, je raffolais de ces chants ramifiés et fantasques; ces mutations sans frein me faisaient rire. Elles me grisaient aussi, elles me donnaient le sentiment que le monde tout entier faisait partie de moi. Plus tard, j'en ai saisi la sagesse. L'homme que tu achèves, l'animal que tu abats, ils ont le même regard.
Tout évolue, tout s’érode, tout passe ; et la chair même des vivants n’est que la matière des morts.
Car il n'est qu'une chose qui perdure. C'est le souffle, la parole. Je sais qu'en vos contrées et chez vos concurrents Tyrrhéniens, certains emploient des lettres pour conserver les mots dans la pierre, l'argile ou le métal. [...] Je me méfie de cette parole. Elle est morte, aussi morte que les corps allongés sous les tumulus de pierre et d'herbe des nécropoles tyrrhéniennes. Ces signes n'ont guère plus de sens que l'empreinte du gibier sur un terrain meuble. Ils témoignent d'un passage, mais aussi d'une absence. Il faut traquer cette parole, au cours d'un long apprentissage, pour tenter de la saisir. On ne chasse pas un héros, fût-il imprimé dans le bronze ; c'est le héros qui vient vers vous. Seule la parole vivante lui permet ainsi de revenir, de visiter chacun, l'esclave et le puissant, le sage et l'ignorant. Seule la parole vivante confère l'immortalité.
Il ne m'a pas fallu une journée pour le comprendre : j'ai su d'emblée, en descendant le chemin de Neriomagos et d'Ivaonon, que la guerre serait toute ma vie.
- Sur le champ de bataille aussi, tu affronteras des ennemis plus forts, plus nombreux, mieux armés. Tu seras blessé face à des adversaires vigoureux. Tu seras à pieds pendant qu'ils t'attaqueront du haut d'un char. Que fait un héros de noble naissance, Bellovèse ? Il s'assied et pleurniche que ce n'est pas juste ?
(Sumarios)