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Les chants d'amour de Wood Place", récompensé par le National book critiques cercle award et reconnu comme un des cinq meilleurs romans de l'année par le New York Times est en effet un grand roman, peut-être un peu trop long tout de même.
Un roman compliqué comme la vie. Un roman à la fois historique, social, familial, témoignage, aboutissement d'un long parcours d'une voix noire qui sait se faire entendre. Un roman de résilience également à travers une saga familiale des origines à l'époque moderne, entre esclavage, métissage, racisme, reniements et acceptations, douleurs, colères et rancoeurs légitimes avant l'apaisement qu'apporte le temps et les changements de generations, apaisement qui n'est pas oubli, bien au contraire, puisque la jeune Ailey, brillante étudiante fait son doctorat sur l'histoire douloureuse de sa famille. Doucette comme l'appelle affectueusement son grand-père historien et professeur à l'université dans laquelle elle étudie, qui a un caractère bien trempé, explore avec perspicacité et dans le moindre détail toutes les pistes qui remontent aux origines de cette famille, où le viol des femmes noires par leurs maîtres blancs étaient monnaie courante, même parfois des enfants, sans que personne n'y trouve à redire, vu la violence ordinaire de cette époque où l'homme blanc avait tous les droits sur ses esclaves, violence qui a duré bien au-delà de la libération des esclaves notamment avec le Ku kux klan. le pire était pour les enfants métisses nés de ces viols qui n'avaient et n'ont eu longtemps aucune place, ni du côté des blancs ni du côté des noirs.
A travers la servitude, la négation des droits les plus élémentaires et le déni d'humanité c'est l'histoire de femmes maltraitées mais fortes qui ont permis aux leurs de survivre face à des hommes violents ou lâches.
C'est aussi l'histoire de l'Amérique telle qu'elle s'est constituée à travers ses rapports de force et ses exactions, un monde où chacun, de particulier les victimes, doit apprendre à vivre avec un passé plutôt sombre.
Mais c'est aussi l'histoire d'Ailey, dans sa vie quotidienne d'étudiante, de fille, de nièce, d'amoureuse et d'amie, quelque peu exigeante mais cherchant toujours à être juste. Sans pathos mais sans rien dissimuler, elle s'affirme et prend conscience de sa valeur à travers son travail grâce à ceux qui l'aident et l'encouragent, décrivant les situations au scalpel, laissant jaillir les mots des documents retrouvés et des témoignages oraux des siens comme de la lave. Ailey, pour pouvoir vivre en femme libre affronte volontairement tout ce qu'ont vécu les femmes et les hommes qui l'ont précédée. Avec objectivité mais souvent au bord des larmes et il y a de quoi.
Quel texte ! Je me suis demandée si j'en serai à la hauteur. Ne serait-ce que parce que en tant que blanche et moderne, même révoltée contre ce qui s'est passé, je demeure forcément extérieure à ce qui a été vécue . Mais la puissance de ce texte, qui est d'abord et avant tout une belle reconquête de vérité et d'identité est de faire comprendre justement que pour les noirs et les métisses seule la connaissance et la conscience du passé, la vérité dite aussi dure soit-elle, permet de créer ce chemin pour avancer. Se dégager des conséquences psychologiques et durables de l'esclavage non seulement n'est pas simple, mais implique la responsabilité et l'implication de tous.
Un très beau texte, parfois un peu confus tant il est riche et fourmille de personnages et de descriptions et dans lequel je me suis perdue par moments. Mais la généalogie du début et la construction, un peu en entonnoir, qui s'achève sur une récapitulation de toutes les histoires familiales diverses m'a permis d'en suivre tout de même la trame. Ceci dit la volonté d'enfoncer le clou provoque des repetitions qui meriteraient d'être supprimées.
Honorée Fanonne Jeffers adopte avec brio deux styles, le premier, lyrique à la manière des griots et sous forme de chants dans lesquels elle évoque ses ancêtres, et un second, narratif, qui déroule de façon très fluide le récit des recherches et de la vie d'Ailey.
J'avoue m'être demandée à la fin si, en dépit des progrès lents mais réels de la reconnaissance du mal fait aux noirs une véritable réconciliation est véritablement possible face à tant de souffrances et d'injustices longtemps légitimés par la violence.
Le chemin est long tant une question en suscite une autre : " Je sais que l'histoire sera bientôt terminée. Que je me reveillerai avec une question. Et puis une autre, mais la question correspond à ce que je voulais. La question est le but. La question est mon souffle."
Merci à Babelio et aux éditions Les Escales pour ce livre lu dans le cadre d'une masse critique et auquel je souhaite le meilleur accueil en France.