Connaissez-vous le village de Skalar ? Non ? Pas étonnant. Je pense que même les Islandais n'en ont jamais entendu parler. Situé à l'extrême nord-est du pays, il est coupé de tout. le bourg le plus proche est à une heure de voiture, dans la neige, le froid, l'obscurité.
Cela vous tente ? Non, pas vraiment, je suppose. Pourtant, Una va répondre à cette annonce insolite : « Recherche enseignant au bout du monde », car elle a cruellement besoin d'argent.
Elle n'imaginait pas aboutir carrément sur une autre planète, où tout lui paraît bizarre, où elle se sent surveillée et où de surprenants phénomènes ont lieu.
Bienvenue à Skalar !
L'Islande est un pays qui me fascine. Depuis mon fauteuil, entendons-nous. Je déteste le froid, l'hiver, l'obscurité. le manque de plantes et de couleurs me déprime. En revanche, j'adore ses auteurs :
Arnaldur Indridason,
Audur Ava Olafsdottir,
Jon Kalman Stefansson. Donc, je pars à la découverte de
Ragnar Jonasson.
En ouvrant le roman, on tombe d'abord sur la carte du pays, entièrement vide sinon deux toponymes : la capitale, Reykjavík, où notre héroïne, Una s'est acheté un petit appartement et Skalar, isolé, loin de tout, sur une presqu'île. On comprend pourquoi on le qualifie de « bout du monde ». Il faudra à Una entreprendre un long voyage qui l'entraîne peu à peu loin de toute civilisation, se termine par de petites routes à peine praticables, où sa vieille voiture menace de rendre l'âme, où elle a l'impression de se perdre dans le néant. Lorsqu'elle se sentira trop seule, Una téléphonera à sa seule amie, Sara, en insistant pour qu'elle vienne lui rendre visite. Sara hésite. Est-ce étonnant ?
En avant-propos,
Ragnar Jonasson explique ses choix. Son histoire a lieu dans les années quatre-vingt (1985), dans cet endroit aujourd'hui abandonné. Rares sont les touristes qui s'aventurent jusque là, pour voir les ruines d'un camp américain datant de la Seconde Guerre mondiale.
L'auteur imagine donc la vie dans ce désert glacé. Les habitants vivent en autarcie. Pas question de tomber malade, de se distraire, de sortir. Si on ajoute à cela qu'on est observé, même épié par tous les villageois qui ont leurs racines ici et considèrent Una comme une étrangère, on se doute que la vie de la jeune femme ne sera pas facile. Évidemment, à cette époque, pas d'internet ni de téléphone portable. Pour communiquer avec Sara, Una doit attendre une absence de sa logeuse afin d'utiliser l'appareil de la maison sans avoir d'oreilles indiscrètes pour écouter sa conversation. Pour faire une recherche, elle doit demander le concours de Sara : consulter un article du journal ? Sara le découpera et l'enverra par la poste. La presse n'arrive qu'aléatoirement, quand on ne l'escamote pas tout simplement. Connaître un fait divers datant de 1927 ? Sara consulte les livres d'histoire de ses parents. Una a pensé à emporter son magnétoscope et quelques cassettes, mais sans écran ni télévision, comment les regarder ? Il ne lui reste que la bibliothèque de Salka, la femme qui l'héberge et le vin, dont elle use et abuse. Bien entendu, pour en acheter, elle dépend de la petite coopérative où l'alcool est gardé sous clef et où les moindres faits et gestes font le tour du village, comme une traînée de poudre, et sont commentés avec désapprobation. Ajoutez à cela les visions fugitives d'une fillette vêtue de blanc qui vient troubler vos nuits en vous chantant une étrange berceuse. Il y a de quoi déprimer ou pire, d'autant que la nuit tombe à treize heures, qu'il n'y a pas vraiment de jour, et, bien sûr, que l'obscurité est totale en l'absence d'éclairage public.
Salka a hérité de ses parents la maison qui appartenait à sa famille. Elle l'a rénovée et aménagé un appartement indépendant dans les combles. Elle omet, bien sûr, de préciser que c'est là qu'une enfant a trouvé la mort au début du siècle (le XXe).
Le récit s'ouvre sur la relation d'une nuit au cours de laquelle Una se réveille dans le noir intense et se blesse douloureusement en marchant pieds nus sur le verre de vin qu'elle avait imprudemment abandonné au bas du lit. On retrouvera cette scène plus tard dans le volume, où elle deviendra moins mystérieuse puisque le lecteur disposera alors de plus d'éléments pour la comprendre.
C'est Salka qui a insisté pour engager une institutrice. C'est curieux puisque, comme le révèle le titre, le village ne compte que «
dix âmes, pas plus », dont seulement deux petites filles, Edda et Kolbrun qui seront ses uniques élèves.
Le village est dominé par l'armateur, Gudfinur, qu'on surnomme Guffi, et chez qui tous se réunissent dès qu'un événement important a lieu. Tous, sauf Una, bien entendu, ostracisée comme si elle ne venait pas du même pays, mais de quelque contrée exotique, ou même de Mars.
Certains habitants rêvent pourtant de partir, ou le prétendent, même si, on s'en doute, ils n'en feront rien. Inga et Kolbeinn se font bâtir une belle demeure. Où ? Quand sera-t-elle achevée ? Mystère.
Gunnar et Gudrun (qu'on appelle Gunni et Gunna) voyageront peut-être lorsque Gunnar prendra sa retraite de pêcheur. Mais on devine que ce n'est qu'une chimère. Ils s'estiment trop vieux pour la réaliser.
Le lecteur est très surpris de lire, de temps en temps, une ou deux pages écrites en italiques et disséminées ici et là dans le récit avec lequel elles n'ont absolument rien à voir.
Pourtant, peu à peu, les choses se décanteront, les énigmes s'expliqueront, les pièces du puzzle s'emboîteront parfaitement.
Rien de gratuit donc dans ce récit construit avec maestria par
Ragnar Jonasson.
A un moment, Una, qui se pose beaucoup de questions, s'aperçoit qu'elle a négligé un indice très important. Il m'avait pourtant immédiatement sauté aux yeux. Il faudra attendre la fin de l'histoire pour le comprendre.
Ragnar Jonasson excelle dans la création d'une atmosphère, dans le croquis de ces habitants quasi fantomatiques aux coutumes déconcertantes, dans les relations entre eux et avec cette « étrangère ».
J'ai énormément aimé ce roman, le premier de l'auteur que je découvre, mais ce ne sera certainement pas le dernier.
Grand merci à Babelio et Masse critique, ainsi qu'aux éditions
De La Martinière qui m'ont permis de vivre ce bon moment de lecture.