du flot de livres dont nous submergent les éditeurs émergent de temps à autres des oeuvres de prix qui appartiennent au patrimoine de l'humanité. Tel est le cas du court roman d'Enst Jünger,
Sur les falaises de marbre. Oeuvre littéraire au sens le plus noble du terme et qui nous réconcilie avec les livres, ne serait-ce qu'en raison de son contenu et de son style.
Ce dernier se caractérise par la sobriété et l'élégance d'un verbe poétique qui parcourt un récit tout entier, dans une attente suspendue en un monde quasi irréel. Ne serait-ce qu'en raison des descriptions où considérations météorologiques, observations ornithologiques et aperçus botaniques qui voisinent avec des réflexions sur le cours de toute vie. Il faut reconnaître que les protagonistes sont des êtres qui vivent loin du monde et de la fureur, dans un ermitage où tout ne paraît que luxe, calme et volupté. Un otium cum dignitate, comme le voulait
Cicéron en son temps.
le charme s'accroît de l'indétermination spatiale. On ne saurait localiser précisément le cours des événements, tant
Ernst Jünger joue sur le précis sur lequel le vague jette un voile qui supprime toute certitude. Certes, apparaissent avec une forte récurrence des noms comme Burgondie, Maurétanie, mais comment justifier historiquement ces rapprochements ? D'autant que le narrateur vit dans un ermitage situé dans une Marina du nord, au bord de falaises de marbre. Jeu de pistes que l'auteur brouille avec un plaisir accru en incluant son récit dans une époque aux références chrétiennes- moines, églises, monastère de la Falcifera et cathédrale-, où ne manquent pas les allusions païennes ; ainsi des dieux Lares à qui l'on sacrifie et des statues qui, dotées de lances et de boucliers, ornent les temples. Curieusement le fusil y côtoie dagues et lances dans le cadre de l'ordre chevaleresque des cavaliers pourpres. Oeuvre atemporelle, donc.
Car elle se veut intemporelle. Et là réside aussi le mérite de
Sur les falaises de marbre. Certes on y a vu avec raison des allusions au nazisme et à ses pratiques si particulières : intimidations et menaces, attentats et assassinats, détestation portée « aux écrivains, aux faiseurs de vers et aux philosophes ». Jusqu'au brasier final qui renvoie à la fois à une apocalypse et à la Nuit de Cristal. Mais la portée de ce texte dépasse ce cadre restreint. Il vise tout pouvoir dictatorial effréné. Il nous renvoie aussi à l'alternance de périodes où les civilisations de bel éclat cèdent le pas à la barbarie sous toutes ses formes. Tant Eros et Thanatos cohabitent en nous, pour le meilleur et le pire.
Un très grand livre, donc. Ne serait-ce que par les résonances qu'il suscite en nous et dont les échos nous hantent longtemps.