J'étais écrasé par la simple existence de mon corps. Il me souvient, par exemple, que nous nous déshabillions souvent ensemble dans une petite cabine. Moi, maigre, chétif, étroit; toi, fort, grand, large. Déjà dans la cabine je me trouvais lamentable, et non seulement en face de toi, mais aussi en face du monde entier, car tu étais pour moi la mesure de toutes choses. Mais quand nous sortions de la cabine et nous trouvions devant le gens, moi te tenant la main, petite carcasse pieds nus, vacillant sur les planches, ayant peur de l'eau, incapable de répéter les mouvements de natation que, dans une bonne intention, certes, mais à ma grande honte, tu ne cessais littéralement pas de me montrer, j'étais très désespéré et, à de tels moments, mes tristes expériences dans tous les domaines s'accordaient de façon grandiose.
Une fois de plus, telle était l'impression de l'enfant, on avait conservé la vie par l'effet de te grâce et on continuait à la porter comme un présent immérité.
Très cher père,
Tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d'habitude, je n'ai rien su te répondre, en partie justement à cause de la peur que tu m'inspires
« A cette époque, ce n’était qu’un modeste début, mais ce sentiment de nullité qui s’empare si souvent de moi (sentiment qui peut être aussi noble et fécond sous d’autres rapports, il est vrai) tient pour beaucoup à ton influence. Il m’aurait fallu un peu d’encouragement, un peu de gentillesse, j’aurais eu besoin qu’on dégageât un peu mon chemin, au lieu de quoi tu me le bouches, dans l’intention louable, certes, de m’en faire prendre un autre. Mais à cet égard, je n’étais bon à rien. »
Encore une fois, je me garde bien d'affirmer que tu es seul responsable de ce que je suis devenu, tu n'as fait qu'aggraver ce qui était, mais tu l'as beaucoup aggravé, précisément parce que tu avais un grand ascendant sur moi et que tu usais de tout ton pouvoir.
Cependant, il n'y avait, là non plus, rien de spécialement incompréhensible : j’étais lourdement comprimé par toi en tout ce qui concernait ma pensée,
même et surtout là où elle ne s'accordait pas avec la tienne. Ton jugement négatif pesait dès le début sur toutes mes idées indépendantes de toi en apparence ; il était presque impossible de supporter cela jusqu'à l'accomplissement total et durable de l'idée.
Tu avais coutume de dire sur un mode de plaisanterie amère que nous avions la vie trop belle. En un sens, cette plaisanterie n’en était pas une. Ce que tu avais acquis en luttant, nous le recevions de ta main, mais ce combat pour la vie extérieure (…), il nous fallait le gagner sur le tard, à l’âge adulte, avec des forces qui étaient demeurées celles d’un enfant.
Très cher Père, tu m'as demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi. Comme d'habitude, je n'ai rien su te répondre.
Tu étais doté pour moi de cette part d’énigme qu’ont tous les tyrans, dont la légitimité est fondée sur leur personne, non sur la pensée.
Il ne t'est guère arrivé de m'humilier plus profondément par tes paroles, tu ne m'as jamais montré ton mépris plus clairement.