Roman de justification, « L'équation africaine » est une confrontation idéologique entre l'Occident outrecuidant et l'Afrique nègre et sauvage. le premier est dépositaire de civilisation, d'humanisme et de bonnes moeurs, la seconde de brutalité, de cruauté et d'inculture. Si des décennies après le traumatisme colonial,
Le Blanc reste toujours retranché derrière des préjugés raciaux, le Noir entend lui prouver que l'amour-propre tout comme la civilisation n'est l'apanage d'aucun peuple. Une joute d'idées de haute volée, une immense équation que
Yasmina Khadra se donne pour mission de résoudre, c'est-à-dire, montrer au grand jour l'âme profonde des peuples noirs.
Après la disparition de sa femme, Jessica, le docteur Kurt sait que le monde tournera dorénavant à l'envers. Dix années de pur bonheur partagé vient brusquement de s'envoler comme une volute de mensonges. Il est encore plus bouleversé quand il apprend d'une collaboratrice de sa femme que celle-ci s'est suicidée à cause d'une simple promotion ajournée.
Pour fuir alors la ville de Francfort où le fantôme de Jessica le harcèle dans tous les coins de rue, il met les voiles, à son coeur défendant, vers l'Afrique en compagnie de son richissime ami, Hans. Cet industriel, vieux briscard de l'humanitaire ayant foulé plusieurs endroits du monde où le besoin se fait cruellement sentir, espère qu'un tel dépaysement engendrera une sorte de thérapie chez son ami en période de viduité.
Car le continent est une femme malade, misérable, malmenée par des guerres et des famines. Et à juste titre, le lecteur lit entre les lignes la vocation de l'homme blanc, élu de Dieu, de sauver l'Afrique damnée et à la dérive, de la maintenir contre vents et marées à bout de bras. Un immense sacerdoce incombant à l'Europe civilisée.
Arraisonné en haute mer par des corsaires, le navire humanitaire est dérouté, Kurt et Hans sont pris en otage. S'ensuivra un long calvaire dans les territoires écrasés de soleil et de violence de la corne de l'Afrique.
Dans l'une de ses geôles itinérantes, Kurt fait une rencontre providentielle : Bruno. C'est un ethnologue, guide, journaliste a ses heures, vieux routier du continent, bibliothèque des moeurs noires.
Très jeune, il a quitté sa France natale, sillonné le continent d'un bout à l'autre et, charmé par les cultures locales, s'est reconverti en Africain pur jus. Certes le continent noir est un ramassis de « turpitudes », de trahisons et de violences, mais Bruno reste résolu à finir ses jours dans la terre de ses « frères ».
Ce bourreau d'optimisme pose bien évidemment un regard extatique et un rien naïf sur le continent où Kurt, plutôt défaitiste et condescendant (« ces gens sont de notre époque, mais d'un autre âge »), ne voit que brutalité, injustice et barbarie. Entre ce porte-parole des Africains et le docteur Kurt, Occidental bon teint, s'engage alors un combat d'idées.
Si Bruno est fasciné par la longanimité et la résilience des Noirs, Kurt n'arrive pas à saisir les motifs de tant de violences sur ces terres.
Une telle récurrence de cruautés et de sang apostrophe d'emblée « le devoir de violence » de Yambo Oueleguem. Mais si dans le roman de l'auteur malien, la violence est absolument gratuite, dans ce livre-ci l'auteur semble justifier celle-ci. Ici en lieu et place d'un cahier, les enfants ont été munis d'armes. Tous les bourreaux ont subi des inhumanités à un moment ou à autre de leur vie. Cette injustice les a incités à répandre eux-mêmes l'injustice. Un univers quelque peu manichéen.
Joma, figure trouble et tristement attachante, ancien tailleur de son état, s'est recyclé en flibustier après l'assassinat de sa femme. Toutefois, violent qu'il soit, il gît encore en lui un reste d'humanisme. Ce qui a fait de lui un poète autodidacte, couronné par plusieurs prix, incarnant cette Afrique à la fois violente et incubatrice de culture. Tout n'est pas donc aussi fruste et barbare comme le pense Kurt.
« Je suis fier de toi. Maintenant, tu es Africain à part entière », souffle le mourant Joma à Kurt qui a tiré sur lui. Comme si l'Afrique se réduisait à une seule identité : le sang.
Pendant leur évasion, les fugitifs, Kurt et Bruno, se joignent à un groupe de réfugiés, piloté par une équipe de la Croix-Rouge, dont Elena, une gynécologue espagnole. Au bout de plusieurs kilomètres de marche, ils jettent enfin l'ancre dans un camp de déplacés de guerre au coeur du Darfour. C'est un lieu sûr sous contrôle du gouvernement soudanais.
Aiguillonné par l'ambassade allemande de rentrer au bercail, Kurt refuse cette mise au pas tant qu'il n'a pas des nouvelles de Hans, avec qui il a été séparé par les ravisseurs, prédisposés à échanger ce dernier contre une alléchante rançon. En attendant, pour cuver son chagrin, il se surprend à aimer Elena et reprend du service dans l'infirmerie du camp.
Finalement le corps de Hans est découvert dans une fosse commune. Kurt raccompagne la dépouille en Allemagne. Ce double deuil, celui de sa femme et de son ami, le hante et le contraint à une vie au second degré.
Une soudaine déclaration d'amour d'Elena par le biais d'un e-mail depuis l'Afrique a été la clé qui l'a libéré. Il se rend brusquement compte que c'est la gynécologue espagnole qui lui manque et non Jessica. Jessica qui pour une stupide promotion a volontairement mis fin à leur bonheur partagé. Et ce suicide l'offense davantage quand il repense à ces milliers d'Africains défavorisés par le sort, pris en otage par des guerres et des famines, mais s'accrochant à la vie avec une force inouïe jusqu'à leur dernier souffle.
Après une accréditation de la Croix-Rouge, il s'envole pour l'Afrique, déterminé à relever de nouveaux défis, l'amour et la générosité, une sorte de fenêtre sentimentale et humanitaire sur une vue et une vie nouvelles.
En lisant l'ultime mot de la clausule, je me suis demandé si
Yasmina Khadra a résolu l'équation africaine : révéler au monde l'âme africaine. Ou si lui-même pour éclairer la lanterne du lecteur s'est contenté de simples préjugés. Reconnaissons, immense est le travail, celui de fouiller jusqu'aux abysses l'âme d'un peuple étranger. Je reste un peu partagé sur le livre, d'autant qu'une économie de suspenses subodore la chute du roman et un style plein de fioritures allonge inutilement le récit.