Comme dans le conte de la vieille Irina, la voisine russe avec qui elle aimait prendre le thé, Minnie se sentait tel un oiseau de feu, prête à déployer ses ailes, à chanter son air nouveau quand la chance monterait les marches quatre à quatre pour frapper à sa porte.
La voisine avait doucement corrigé en agitant son doigt noueux de vieille femme aux merles. Sa petite invitée de 17 ans à la voix bleue et à la peau noire avait tout du prince Ivan du conte de ses ancêtres, celui là même à la recherche de l'oiseau de feu fabuleux.
Minnie était tout aussi égarée que lui dans sa forêt sombre et n'attendait que l'arrivée du loup gris de sa propre histoire, celui qui devait lui permettre de se retrouver en entier.
Minnie se prenait à rêvasser un peu. Elle songeait à Curtis son père qui lui avait donné le goût de la musique sur leur vie de grands chemins, à Elwyn le jeune irlandais qui lui posait des sucres d'orge sur le pas de sa porte et lui jouait des airs de violon.
Le blues s'était posé sur son coeur, vibrait par sa voix mais depuis qu'elle avait pris la fuite en train, qu'elle échappa à l'incendie de l'église, l'oiseau s'était doucement endormi. Trop de bleus sur le blues. Chicago lui offrait une nouvelle vie.
Guère plus exaltante pour les gens de leur condition mais certainement moins cruelle que celle que promettait les chapeaux blancs du Sud. Ayant quitté ses ménages avec Lucille pour un boulot mieux payé à l'usine de construction automobile, Minnie n'eût plus peur de chanter sur le chemin, ici à Chicago, loin de la dureté du Sud, grâce à Irina, Sam, Lucille et la petite Mae. Elle avait beaucoup perdu et de bonnes âmes l'avaient trouvé.
Au creux de sa jeune âme, le blues avait encore de la joie à témoigner parmi toutes ses rivières de larmes bleues, au travers de ses belles histoires d'harmonica pour quelques sous, de champs de coton du Mississippi, de muet indien aux "gros poings" et de romance irlandaise au clair de lune.
Cela ne faisait plus un plis. Minnie passa une main sur sa robe et remit ses cheveux en ordre. La vieille Irina eût encore le temps de voir ça de son vivant et de son balcon. Minnie avait ressorti ses petits carnets à chansons et là, sur le trottoir, prêtait sa voix d'oiseau bleu à qui voulait bien l'entendre. "Vous pouvez me jouer ça?", avait-elle dit à des guitaristes qui faisaient glisser des notes sur leurs instruments.
Comme il n'y a pas de fumée sans feu, pas de ce feu destructeur qui brûle les églises, mais de celui chaud, beau et miraculeux des oiseaux de légendes, Minnie retrouva dans un club son ami Leroy, un mécanicien pianiste qui se sauva tout autant et lui promettait dans le Sud un disque possible.
Il était là, son loup gris.
Pour son père, pour elle, pour son cher Elwyn, la petite Minnie était enfin prête à tenter sa chance et faire un disque.
: On ne saurait résumer l'histoire de
Bluebird au seul destin de la jeune Minnie. Il y a aussi Elwyn "l'irlandais", Nashoba l'indien et Leroy le pianiste aussi. L'auteur choisit en tout cas trois voix principales pour faire entendre toutes les autres, celles de ceux qui triment et courbent l'échine jour après jour, chantant pour se donner du courage et être entendu quelque part.
"
Bluebird" est le chant d'une époque qui nous ramène aux racines du Blues. Les trois personnages racontent leur vie, au même endroit, nous percevons l'envers du décor (et les apparences sont nombreuses) et les espoirs de ces gens partis de rien . Cette histoire imaginée par Tristan Koëgel est ordinaire et incroyable à la fois, faite d'hommes et de femmes qui dansent et joue le Boogie dans les clubs lorsque le travail est fini, qui grattent le banjo sur les bateaux à vapeur et pleurent le Blues sur les chemins. Nous sommes à l'aube de la Seconde Guerre Mondiale, on le sait, l'esclavage est loin dans son histoire du Sud mais le racisme a pourtant la dent dure. du Mississippi jusqu'à Chicago, Minnie va se frotter aux réminiscences vives d'un passé ségrégationniste encore bien ancré et celui d'un racisme ordinaire ambiant à Chicago. Noirs et blancs vivent ensemble mais certains sont encore stigmatisés dans les chairs ou les habitudes, parfois hantés.
La musique est omniprésente dans le roman, elle panse les plaies, donne du coeur à l'ouvrage, c'est un petit moteur de vie. Beaucoup rêvent de marcher dans le soleil droit devant, comme Minnie et tout son entourage. Les histoires inventées par Tristan Köegel deviennent par cette force et cette résistance à la résiliation simplement incroyables. Cela allant de la famille de Elwyn, immigrés irlandais faux tortionnaire d'employés sur la plantation de coton, à celui de Nashoba l'indien se faisant passer sur leur idée pour une brute épaisse muette proche de la bête de foire pour faire filer droit et juste intimider, jusqu'à celui de la jeune Minnie voyageant sur les routes avec son père en Hobo et qui croisera leur chemin.
Certains jouent un rôle, d'autres peinent à trouver leur place. La rencontre d'Elwyn et de Minnie allumera une étoile de plus dans le ciel. le geste d'Elwyn qui ne sait où se trouve Minnie et qui rédige lui-même les retours aux courriers du père est touchante.
La deuxième arnaque de la famille d'Elwyn pour sauver les employés et cacher la disparition du propriétaire, véritable diable de l'histoire, est croustillante. Dans la tragédie il y a de la comédie. L'envol de Minnie est passionnante. Elle en a de la passion à revendre la gamine et on attend jusqu'aux dernières pages, espérerant les retrouvailles du père et de la fille. Va t-elle le rendre fier et faire son disque?
L''auteur décrit à la fois une époque encore sombre, sans complaisance aucune et dresse également sans déplaisir un beau tableau restituant un foisonnement culturel et musical formidable de richesse. le récit est entrecoupé de titres de Jazz, de Blues pour nous baigner de cette magie qui faisait danser, tourner les robes, chanter sous l'arbre et qui par ses élans du coeur arrivait quelques temps à faire oublier le reste.
Les titres empruntés se trouve listés à la fin, dont l'emblématique «
Bluebird Blues » de notre jeune Minnie.
C'est fort, fraternel, chouette, envoûtant, cela dépasse les clivages de toutes sortes.
Une belle lecture pour les grands ados qui devrait faire voyager sur les sens et émouvoir.