Il est relativement aisé de rédiger une critique sur un auteur peu connu mais l'exercice est périlleux ici. En effet qu'ajouter à la somme d'analyses, souvent érudites, proposées depuis que ce roman majeur a été écrit ? Dire que je le trouve merveilleux est réel mais sans intérêt pour quiconque, me prendre pour un expert serait ridicule… et pourtant je ressens le besoin d'en dire quelques mots. Pourquoi ?
À la réflexion j'ai envie d'inciter mon fils de 15 ans à le lire et, au-delà, de communiquer ce désir à d'autres, pensant avant tout à des adolescents, à ceux à qui
Kundera me semble pouvoir tant apporter, en particulier dans le monde qui nous entoure. Rédiger cette présentation sous la forme d'un dialogue imaginaire est alors la forme la plus naturelle.
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- Et si tu lisais «
L'insoutenable légèreté de l'être » (prenant un air détaché) ?
- Hmmm…. Je viens de lire la 4e de couverture et cela m'inspire peu. En somme tu me demandes ici de te signer un tchèque en blanc.
- Merci de ne pas me voler mes plus mauvais calembours et soyons sérieux une minute, d'accord ? J'aimerais te donner quelques raisons qui me font te proposer cet ouvrage.
- OK (mon fils est très loquace parfois).
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- Je voudrais commencer par le kitch. Tu es entouré par toute une série de valeurs, propres à notre société actuelle (« ici et maintenant ») comme, pour n'en retenir que quelques-unes : « l'amour romantique est plus fort que tout », « la fidélité au sein du couple est un impératif moral », « l'homme et sa liberté sont ce qui a le plus de prix », « il ne faut pas faire souffrir autrui », « chacun doit avoir les mêmes droits et devoirs » ou, si je me base sur des événements plus actuels : « il faut valoriser le travail et augmenter le pouvoir d'achat ».
- Hmmm, oui… et c'est mal ?
- Non, ce n'est pas mal mais c'est un peu, pour reprendre une image de
Kundera, comme un décor sur une toile peinte, ce décor masquant une réalité autrement plus complexe. C'est aussi ce que cet auteur appelle le kitch. Pour lui le kitch repose sur la dictature du coeur par rapport à la raison/pensée et se base donc sur des images clés et des clichés (« le beau bébé, la fille ingrate… »).Ce kitch est une mise en scène de la vie et des autres et devient donc facilement totalitaire. Dans ce cas tout ce qui porte atteinte au kitch doit alors être banni de la vie et son ennemi premier est l'homme qui s'interroge.
Kundera affirme que le kitch cherche à masquer tout ce qui dérange et que, en ce sens, il est un paravent qui dissimule la mort.
-Oui, je comprends je crois, c'est un peu comme les personnes qui font des selfies d'elles un peu partout en prétendant afficher une vie réussie et passionnante ou les vidéos de chatons. Cela me fait penser aussi à certaines dystopies que j'ai pu lire, « comme « le meilleur des mondes » en particulier, où chacun est obligé d'être heureux et d'avoir les mêmes loisirs, buts… sans se poser de questions.
- Oui, bien vu ! Mais, alors que les dystopies supposent largement un monde étranger, le kitch t'entoure en permanence et conditionne ta vision du monde à chaque instant, tout comme ton rapport aux autres, le regard que tu portes sur eux, sur les différents événements se déroulant dans le monde. Prenons par exemple le phénomène des migrants. Pendant un temps le regard européen s'est largement résumé à la détresse ressentie devant l'image d'un petit enfant noyé sur une côte italienne... avec une émotion aussi obligatoire que superficielle. Elle a été depuis remplacée par d'autres représentations, aussi simplistes et « viscérales ». La réalité, complexe, reste largement dissimulée derrière cette forme de « toile peinte » qui cache largement autant qu'elle montre. Tel Sabina (un des 4 protagonistes du roman), il faut fissurer cette représentation pour chercher une vérité.
- C'est intéressant en effet.
Kundera proposerait donc de dépasser le kitch pour avoir une vision plus véridique et profonde de la vie ?
- Il amène en tous les cas à tenter de comprendre plus qu'à juger et (se) pose de nombreuses questions, nous incitant à faire de même. Je te donne un exemple puisque tu me parlais de dystopies. Je suppose que tu te souviens de la novlangue.
- Oui, 1984 et le fait que, pour penser, il faut des mots. Supprimer les mots est détruire l'essentiel de la pensée.
- Bon résumé ! L'idée est très simple mais d'une grande force.
Kundera propose dans ce livre une approche complémentaire qui est que chaque individu comprend les mêmes mots différemment.
- Gnê ?
- Désolé, je prends un exemple. Ce roman s'intéresse avant tout à deux couples et je prends l'exemple du mot « musique ». Pour Franz la musique est quelque chose de merveilleux, une beauté, une ivresse, elle est aussi libération et partage, un moyen de se débarrasser en prime de la pensée purement intellectuelle. Pour sa maitresse aimée, Sabina, la musique évoque « une meute de chiens lâchés sur elle » car, dans la Tchécoslovaquie communiste elle était omniprésente et obligatoire, une forme de gaité factice qu'elle a retrouvé ensuite en occident et qui lui évoque avant tout le bruit et le fait que l'humanité évolue vers un monde de laideur totale.
Au-delà tu trouves l'idée très juste que, dans les difficultés de communication entre les êtres, même les plus proches, il faudrait disposer des dictionnaires personnels de chacun pour se comprendre vraiment. Sinon les contresens sont presque inévitables.
- Je vois ce que tu voulais dire en parlant d'une approche plus complexe.
- Oui, ce qui nous ramène au kitch.
Kundera disait que la fraternité de tous les hommes ne peut être fondée que sur ce dernier.
- C'est logique en effet mais pas obligatoirement une bonne chose que ce plus petit dénominateur commun.
- Exact !
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- Il y a encore autre chose à découvrir ?
-Oh oui ! Ce livre aborde un nombre sidérant de sujets essentiels dans la vie de chacun. Je te propose juste une petite liste, non exhaustive, des autres thèmes abordés, souvent avec une grande profondeur, dans un si court roman et que je ne peux ici qu'évoquer.
-- La philosophie (
Nietzsche et sa vision de l'éternel retour opposé ici au fait que chaque humain, en faisant des choix uniques, ne peut jamais savoir si ces derniers étaient les bons, les philosophes grecs).
--La littérature avec, entre autre, des référence à Tolstoï mais aussi toute une réflexion implicite et profonde sur
l'art du roman.
-- Les relations au sein des couples avec des idées simples mais déchirant le tissu de banalités dans lequel nous grandissons en occident (les rapports asymétriques au sein d'un couple ne sont pas obligatoirement injustes ou révoltantes par exemple)
-- L'importance de l'enfance dans la construction profonde de notre identité, incluant entre autre l'influence négative durable de certains comportements parentaux (ce point pourrait te plaire !)
-- le fait que l'amour est un sentiment parfois fortuit et fugace même si ses conséquences peuvent être durables.
-- le sens et les motivations profondes et parfois dérisoires de la révolte et de l'héroïsme
-- Un regard à l'époque très peu courant sur l'oppression que l'homme fait subir aux animaux (idée aujourd'hui mise en avant tant par des associations que par un auteur comme Harari)
-- Une réflexion sur l'importance des récits de vie comme de la force des mythes dans la construction des couples
-- Une approche sur l'importance de l'art dans la vie
-- Diverses pensées sur la responsabilité, la liberté, l'individualisme, l'idéologie, l'histoire (y compris celle, très réelle, de la Tchécoslovaquie durant la période ayant suivi la seconde guerre mondiale), la laideur, le mensonge, la difficulté de vivre ensemble. Il me faut citer aussi la quête de la paix et du bonheur, la trahison comme libération, les méprises, la fidélité (sexuelle, intellectuelle, relationnelle), l'absurdité et le dérisoire des vies humaines, la mesquinerie, les relations aux autres…
-- Tu croiseras enfin des réflexions sur diverses oppositions : Légèreté/pesanteur, hasard/déterminisme, sexualité comme créativité-jeu-découverte/sexualité comme responsabilité-culpabilité-souffrance, le clivage entre l'âme et le corps, l'existence en occident/dans le monde communiste, la vie en ville/à la campagne…… Ces oppositions sont un des aspects majeurs de ce roman que je ne te détaillerai pas. Il faut le lire.
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Je voudrais toutefois conclure ce propos en te disant quelques mots sur le personnage de Tomas, qui multiplie les rencontres sexuelles féminines alors qu'il est en couple et le fait par un besoin irrépressible. Il ne se soucie pas vraiment de sensualité, en réalité c'est sa façon d'appréhender et de questionner la singularité du monde, de trouver une parcelle précieuse et unique en chacun et cette curiosité est une de ses raisons de vivre. C'est une vision juste et fine d'un type d'être. Tereza vit avec lui et en souffre terriblement mais ne le lui reproche pas réellement. Elle est, elle, fidèle, au moins autant par un besoin intime lié à son histoire personnelle et familiale que par un choix de couple. Leur amour est assez bouleversant car respectueux de ce qu'est viscéralement chacun, associant profond souci de l'autre et refus de se renier. Pensons par exemple à Mitterrand et à ses deux couples durables si nous avons besoin de nous convaincre que la vie affective, en dehors des romans, n'est pas obligatoirement la caricature naïve présentée comme modèle le plus souvent.
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- D'accord, c'est très intéressant mais ce n'est-ce pas trop aride ? Je n'ai pas envie en ce moment de lire un manuel ou un ouvrage philosophique tu sais ! J'ai déjà à faire avec les cours et j'aime me détendre.
- Non, et c'est là aussi qu'est le génie de
Kundera (pour une fois le mot n'est pas trop fort). C'est un roman, qui se lit facilement et est aussi émouvant qu'intelligent, les personnages sont attachants et toutes ces réflexions sont en arrière-plan. Tu les vis sans avoir à les méditer et sors avec bonheur et émotion de cet ouvrage, te sentant une affinité profonde avec ces 4 vies singulières et universelles à la fois. Ce roman c'est la « vraie vie », au-delà du kitch, de la niaiserie ambiante.
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-Je vais le lire, je suis convaincu que je ne vais pas perdre mon temps.
- Merci. La lecture peut être une agréable détente, une évasion mais a aussi, dans certains cas, un rôle plus essentiel voire fondamental. La perception fine du monde ne va pas de soi, elle est un construit et partager les pensées et sensations d'un écrivain peut donner des clés ouvrant des espaces précieux qui sinon auraient pu nous rester inaccessibles. Qui est alors curieux et réceptif reçoit la plus belle des récompenses à savoir une existence plus intense et passionnante. Ma mission est terminée, le guide s'efface devant l'oeuvre, comme il se doit. Il me reste à te souhaiter des plaisirs variés comme la découverte, ici via ce roman, des véritables richesses de cette existence.