Citations sur La petite communiste qui ne souriait jamais (210)
Nadia tend ses mains devant elle et, sans les poser sur la poutre, dessine un grand compas rapide avec ses jambes, le nœud blanc qui retient sa queue de cheval en point de repère : »vous êtes ici ». Elle monte si haut lorsqu’elle imprime un mouvement de balancier à son corps que certains ne parviennent pas à regarde l’exercice des barres asymétriques jusqu’au bout, terrorisés que les bras fluets ne cèdent et qu’elle tombe. Sait-elle, réalise-t-elle qu’elle risque de se briser le cou, demandent, inquiets, les journalistes aux juges éblouis. P 64
Elle raccroche si vite que je n'ai pas le temps de lui parler de ma rencontre avec Mihaela G., cette sociologue qui m'explique pourquoi la gymnastique est si vite devenue un sport prioritaire pour le pouvoir : les gymnastes mangeaient peu, elles étaient très rentables ; trop jeunes pour émettre une opinion sur ce qui se déroulait dans le pays, elles ne demandaient pas l'asile politique à l'occasion d'une quelconque compétition à l'Ouest.
Ce qu’elle accomplit, ce jour- là, personne se sera capable de le raconter, ne restent que les limites des mots qu’on connaît pour décrire ce qu’on n’a jamais imaginé. Est-ce qu’on peut dire qu’elle prend le temps. Ou qu’elle s’empare de l’air. Ou qu’elle intime au mouvement de se plier à elle
"C'était impressionnant cette abondance, pour vous ?
- Bien sûr. Vous savez, la première fois que ma mère est venue à l'Ouest, c'était dans une banlieue du New Jersey, eh bien, elle a pleuré dans les allée du petit supermarché."
Je cherche à comprendre. Pleurait-elle de joie, Stefania, devant l'émotion de ces nouveaux choix, le fait même d'avoir le choix, et Nadia me coupe la parole, presque brutale. Le dégoût de cet amoncellement absurde, me corrige-t-elle. La tristesse de se sentir envahie de désir devant tant de riens. "Chez nous, on n'avait rien à désirer. Et chez vous, on est constamment sommés de désirer."
Et vers elle, la Camarade Elena, elle, ce triomphe de la volonté et du progrès, une femme au physique et à l’origine modestes, devenue la « plus grande Scientifique de renommée internationale », couverte de diplômes grâce à sa thèse sur les polymères, soutenue dans le secret d’une université fermée aux étudiants et gardée de policiers. Elena, « honorable ingénieur, docteur, dirigeante du Conseil national des sciences et technologies « , la Femme nouvelle, mère et également ministre de la Science, de l’Éducation, de la Justice et de la Santé, elle, autour de laquelle volettent les colombes qu’on lâche avant le tournage des innombrables reportages qui lui sont consacrés. Et c’est la saine Nadia leur réussite, l’Enfant nouvelle qu’ils applaudissent car à présent, c’est elle le spectacle.
Le communisme ? Mais personne n'y croyait, enfin, pas même les sécuristes ! Alors que maintenant ... Ils y croient ! Ils en veulent ! Ils sont prêts à tout pour entrer dans votre Union européenne, à genoux devant saint Libéral, ils sortent du boulot à 23 heures, tout ça pour quoi ? Je ne suis pas partie en vacances depuis six ans ! Mes parents eux, sous Ceausescu, allaient à la mer et à la montagne, au restaurant, au concert, au cirque, au cinéma, au théâtre ! Tout le monde gagnait plus ou moins la même chose, les prix n'augmentaient presque pas ! Ils avaient constamment peur, c'est vrai, peur qu'on ne les entende dire des choses interdites, aujourd'hui, on peut tout dire, félicitations, seulement personne ne nous entend ... Avant on n'avait pas le droit de sortir de Roumanie, mais aujourd'hui personne n'a les moyens de quitter le pays ... Ah, la censure politique est terminée, mais pas de souci, elle a été remplacée par la censure économique !
Des pages et des pages d'absurdes détails obtenus auprès des voisins, des amis, des collègues, eux-mêmes peut être surveillés par ceux-là qu'ils pensent surveiller. Des enchevêtrements de riens, censés tresser serré les souffles de chacun, jusqu'à ce que plus personne, dans le pays n'envisage d'ouvrir la bouche.
Assisste-t-on à l'émergence d'une nouvelle génération de bébés gymnastes ou sera-t-elle un épiphénomène ? C'est un séisme géopolitique. Les entraîneurs soviétiques se font sermonner : on va pas laisser la Roumanie nous humilier, camarades, Ludmila va nous sauver!
Les cuisses écartées comme un poulet qu'on va farcir. Tellement disgracieux, cette immobilité-il lui tient les genoux, donne les indications, oui comme ça bébé, voilà, elle tente de s'exécuter au mieux. Ça ressemble à une opération pour laquelle il est recommandé de se détendre avant d'être incisée. La fine couche de graisse dont elle a laissé son corps se recouvrir pour passer inaperçue n'y change rien, il lui empoigne l'avant-bras et s'esclaffe : " Oh merde, faut que je me tienne à carreau, tu me battrais au bras de fer, toi".
En 1989, ont-ils donné leur vie pour que nous ayons plus de Coca-Cola et de McDonald's ? Ont-ils donné leur vie pour que nous devenions esclaves du FMI ? Sont-ils morts pour que nous nous enfuyions toujours plus loin de cette Roumanie qui ne peut nous offrir une vie décente ? Morts pour que des milliers de personnes âgées dorment dehors et meurent de froid ? Sont-ils morts pour que l’Église orthodoxe soit cette affaire prospère qui ne paye aucun impôt à l’État ? En 1989, ils ont donné leur vie pour notre liberté. Ce fut leur cadeau de Noël. Ou est ce cadeau ? Qu'avons-nous fait de cette liberté ? Est-elle rangée dans une cave ou la suivons-nous d'un œil distrait comme une vieille émission télévisée ?