La chronique crue et tranchante d'une enfance vécue sous les sévices abominables du père et la lâcheté de la mère. L'étrange magie des mots nés de l'horreur sans fard.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/02/03/note-de-lecture-
chienne-marie-pier-lafontaine/
Dès les trois premières pages, l'horreur s'installe pour ne plus nous quitter. Une horreur très directe, celle du calvaire vécu par deux soeurs, livrées aux fantasmes d'inceste et aux sévices les plus cruels de leur père, sous le regard amorphe de leur mère, qui n'aura érigé qu'une seule barrière à la barbarie, barrière que l'on jugera de taille ou non : « Pas de pénétration ! ». Dès lors, c'est sur trois registres que la
fille cadette, bien des années après les faits, trouve ces mots en forme de haches de bataille pour raconter, enfin, ce qui se passa pendant des années dans ce huis clos. Mots décharnés, asséchés, et pourtant bouillonnants, mots crus qui sonnent comme une contre-attaque tardive plutôt que comme une thérapie, naturellement. Dire, c'est désormais faire vraiment exister ce qui fut dissimulé avec tant d'acharnement et tant de passivité de l'environnement (car les enfants tombent et mentent, c'est bien connu). Dire les agressions sadiques, dire les pensées qu'elles inspiraient alors, dire le traumatisme à vaincre ensuite : trois missions confiées à ces phrases cinglantes dans leur simplicité, leur répétition et leur insistance paradoxale.
Publié en 2019 au Canada chez Héliotrope, puis en 2020 en France au
Nouvel Attila, le premier roman de
Marie-Pier Lafontaine n'est pas un témoignage, mais une création littéraire. La part d'(auto)fiction et celle de réalité qu'il contient ne regarde après tout que son autrice, qui a trouvé dans le creuset de son master de création littéraire de l'UQAM l'énergie et le courage de transformer un certain potentiel de vécu, vraisemblablement tragique, en une oeuvre magnifique, cruelle, percutante et étrangement poétique – et à valeur proprement universelle, bien au-delà de la tentation documentaire. Comme le rappelait avec grande justesse
Hélène Frédérick dans se belle recension pour En attendant Nadeau (à lire ici), « la littérature ne guérit pas, mais peut toutefois combattre ». Comme l'autrice le confiera elle-même deux ans plus tard, dans son essai au titre clair, « Armer la rage », et au sous-titre (« Pour une littérature de combat ») encore plus direct – au sens de la boxe, que
Marie-Pier Lafontaine pratique en amatrice assidue -, essai écrit notamment en réaction à la remarque d'un professeur lui assenant que la littérature n'était pas le lieu de la dénonciation : « Répondre à mon père était l'interdit principal de la maison. Raconter était donc tout simplement impensable, enfant. Qu'est-ce que j'aurais bien pu dénoncer de toute façon ? Je pensais qu'il était normal et courant qu'un père soit excité par ses
filles et que les enfants soient battus jusqu'à l'âge de 14 ans. Il valait mieux le croire. L'idée de la normalité, même obscène et distordue, retardait le moment de l'effondrement. » (rapporté par Chantal Guy, dans La Presse, dans un article-entretien à lire ici).
Marie-Pier Lafontaine a dit plusieurs fois en entretien toute l'admiration qu'elle éprouvait pour
Chloé Delaume. Comme elle en effet, elle transforme l'expérience vécue en quelque chose qui est tout sauf une thérapie, elle développe une subtile alchimie de la vengeance par les mots, qui dépasse rapidement son objet, même aussi terrifiant que celui dont il est question ici. Comme le notait avec sagacité
Camille Laurens dans son Feuilleton du Monde des Livres (à lire ici), « la narratrice martyre porte un regard clinique sur la psychopathologie du pervers et de ses complices ». Les mots tranchent à rebours, la chirurgie est libératrice, qui succède aux scarifications désespérées de la grande soeur adolescente : toute une escrime de la haine salvatrice s'élabore dans ces pages, répondant à l'horreur par un fantasme travaillant d'abord et avant tout le décalage souverain pour, enfin, en oeuvre littéraire rare, exploser – et espérer faire pénétrer à son tour ses shrapnels le plus profondément possible.
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