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Critique de Fabinou7


Opération mass critique non-fiction,

Je me souviens avoir entendu, dans une matinale à la radio, l'incrédulité de l'intervieweuse face aux propos “chocs” de Geoffroy de Lagasnerie sur les rythmes de vie très matinaux imposés à tous, y compris aux personnes sans enfants pour le confort des parents, ou encore sur l'impossibilité de voir ses amis pendant un confinement. La façon d'interviewer l'auteur semblait tout faire pour exagérer la radicalité et l'incongruité de son propos parfois jusqu'au folklore… face au sérieux et au premier degré du jeune écrivain.

Pourtant, force est de constater que la famille est promue et encouragée juridiquement, et d'autres choix ou modes de vie sont sévèrement taxés par l'Etat, non subventionnés par les comité d'entreprises, ignorés par les lois et parfois même, comme lors des confinements, empêchés, réprimés et mis à l'amende.

Le sociologue et écrivain français Geoffroy de Lagasnerie décide d'analyser dans cet ouvrage la puissance politique de l'amitié, le renouveau du lien social qu'elle peut induire par l'émancipation individuelle et créatrice qu'elle permet, à travers son expérience de d'amitié avec l'écrivain Edouard Louis et le sociologue Didier Eribon, par ailleurs son compagnon.

Convoquant Spinoza, Aristote, Durkheim, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Andy Warhol ou encore Edouard Manet, mais aussi bien sûr sa propre expérience l'auteur livre un essai a priori iconoclaste mais qui en réalité s'inscrit dans une tradition assez discrète de réflexion sur l'amitié à la fois comme lien intrinsèque mais également comme contre-pouvoir.

“la socialisation familiale favorise le développement de dispositions mentales autoritaires (voire fascistes)”. La famille forme l'enfant dans “l'idéologie réactionnaire” écrit Reich dans La Révolution Sexuelle, cité par GdL. Elle inculque un rapport et une structure de domination, avec obéissance, rapport à la force, la servilité, qui rend inapte à “la vie démocratique”.

C'est vrai, le “bon citoyen”, celui qui veut participer au processus de décision et d'action public, si vanté par les manuels d'Education civique, est souvent vu en pratique comme l'ennemi du pouvoir en place (il pose des questions, il refuse qu'on lui impose certains textes, il dénonce certains intérêts, il prend part à des mouvements sociaux, il exerce sa liberté d'expression… bref on culpabilise les gens de ne pas s'intéresser à la politique mais dès qu'ils le font, pour de vrai, ils sont Fichés S pour anarcho-éco-terrorismo-khmers verts…).

“l'amitié fonctionne comme une puissance de décalage par rapport à l'univers domestique”. Convoquant l'analyse de l'achat d'une maison par Pierre Bourdieu pour se replier sur la domesticité, GdL y voit les prémices d'une société repliée sur elle-même, quand l'amitié exige de sortir de soi mais aussi de l'institution familiale qui “enferme” et conduit les personnes, et pendant des décennies notamment les femmes à être, comme l'écrivait Annie Ernaux, “gelées”. A l'inverse, “l'ami est, presque par définition, celui avec qui on sort” écrit GdL.

Pour Georg Simmel, sociologue notamment de l'argent, il existe deux formes d'interactivité entre les hommes : les relations fondées sur l'intérêt (commerce, l'échange) et puis la sociabilité, pour GdL cette seconde relation est importante, car l'amitié participe d'un projet politique, ainsi sociabiliser c'est échapper “aux intérêts pratiques”. D'ailleurs, les intérêts pratiques (argent, retour d'ascenseur patrimoniaux ou professionnels) menacent cette interactivité voulue sans but, comme une fin en soi, et souvent les amis les tiennent à l'écart (ce qui ne veut pas dire que l'enchevêtrement des deux est forcément incompatible, on peut être ami avec sa boulangère).

“Le projet d'élaborer une civilisation libertaire ne doit donc pas seulement cibler l'organisation capitaliste de l'économie.” L'amitié est, pour l'auteur, un projet politique anarchiste, l'avènement d'une société “des égaux” pour reprendre le mot du politologue Pierre Rosanvallon. En tout cas c'est ainsi que GdL veut participer à la réflexion politique et libérer les individus d'institutions de reproduction des liens de domination, notamment celles qu'il connait bien les institutions universitaires qui, selon lui, freinent l'ambition créatrice derrière une modestie de cour. Et de fait, en dehors des liens d'amitié, la domination de l'homme par l'homme est partout, ainsi l'amitié pourrait être définie par l'absence de hiérarchie, comme le soulignait la philosophe Simone Weil “quand quelqu'un désire se subordonner un être humain ou accepte de se subordonner à lui, il n'y a pas trace d'amitié.”

Je ne nierai pas qu'une photo des trois amis militants universitaires parisiens d'extrême-gauche en polos Nike et Lacoste à la fin du livre est un peu maladroit, mais passons là-dessus, il ne faut pas de toute façon tomber dans l'hagiographie de figures toujours plus complexes et contradictoires que leurs engagements de plume.

Cet ouvrage est décidément stimulant intellectuellement, court et écrit avec des mots simples, accessibles mais peut être sa brièveté peut contribuer à l'impression d'un propos un peu péremptoire et des affirmations pas forcément toujours très démontrées ou alors par une anecdote de la vie personnelle difficilement généralisable à première vue.

"La relation amicale n'existe réellement qu'à condition que l'ami se pense comme être disponible à l'autre. C'est une relation structurée par la possibilité permanente de l'interruption si l'autre en a besoin."

Ces observations, très souvent justes appellent néanmoins résolument à poursuivre une réflexion primordiale, à partir du réel mais aussi à entretenir ses amitiés qui n'ont rien de secondaire notamment par rapport à la famille, à la citoyenneté ou au travail, c'est une question, et l'auteur le dit opportunément, d'épanouissement et de santé mentale aussi.

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