La Route, c'est d'abord un roman post-apocalyptique, un diamant noir taillé par feu l'écrivain
Cormac McCarthy. Cet objet littéraire, lauréat en 2007 du prestigieux prix Pulitzer, suscite rapidement l'intérêt du milieu cinématographique : le producteur Nick Wechsler en acquière les droits d'adaptation dès 2006 , et charge le réalisateur John Hillcoat d'en restituer les sombres éclats sur grand écran, pour un résultat globalement satisfaisant. Puis, plus rien. Silence radio. Jusqu'à ce mois de mars 2024 où les amateurs de bande dessinée apprennent par voie de presse que ce bijou de la littérature américaine est passé entre les mains de
Manu Larcenet.
Nous avions quitté
Larcenet il y a un an et demi, à l'issue de sa Thérapie de Groupe, sa fantaisie autobiographique en trois tomes mettant en scène un dessinateur en pleine crise artistique. Cette parenthèse psychédélique refermée, il replongea dans cette noirceur qui le fascine et l'a rendu célèbre, celle de Blast et du Rapport de Brodeck, voyant dans
La Route tracée par McCarthy le véhicule idéal à ses fantasmes. Des épaisses volutes de fumée recouvrant les premières cases, émerge ainsi le visage émacié d'un homme et celui d'un garçon, sous une tente de fortune battue par les vents et un ciel gris. Ce père et ce fils sont des pèlerins épuisés, sillonnant les États-Unis, un caddie pour porte-bagage, en direction du Sud, pour Dieu sait quelle raison. « On ne pourra pas survivre un autre hiver par ici… Il faut continuer vers le sud. ». Dès les premières planches,
Larcenet nous saisit à la gorge et enduit notre rétine de sa matière noire. de ces gris colorés, éruptent les ténèbres, la brutalité et la mort. le bédéaste a étudié les fumées volcaniques et observé les photos de survivants des camps pour donner vie à ce monde défunt qui glace les os. Graphiquement, le ton est donné.
La langue et les concepts, comme en réaction à ce désert de cendres et de cadavres racornis, se rétractent eux aussi, réduits à des fondamentaux ; « les gentils » et « les méchants », même si la frontière entre ces deux catégories est évidemment moins clair en temps d'apocalypse.
Manu Larcenet a par ailleurs volontairement dépouillé les dialogues du roman, par souci d'efficacité et de fonctionnalité. Cette parole minimaliste associé au père s'érige dès lors en commandement d'un programme vital rigoureux et froid (manger, boire, dormir, marcher, se cacher, se méfier) se heurtant par endroit aux valeurs humaines qu'il a également inculqué à son fils. le choc produit par la simplicité du verbe, la complexité morale des actes et la dévastation du monde n'en est alors que plus violent pour le lecteur, d'autant que c'est dans ces intervalles que ce distingue véritablement l'amour filiale qui unit les deux personnages.
Les mots et les images jaillissant de cette bande dessinée marquent ainsi de façon indélébile la mémoire. « Réfléchis à ce que tu mets dans ta tête, parce que ça y restera pour toujours. » a t-il d'inscrit sur la quatrième de couverture. Trop tard, Manu. Le souvenir de ton chef d'oeuvre y est déjà.