Le service des manuscrits

Après avoir publié deux romans dont le succès d’estime conforta le début de sa carrière d’éditrice, elle reçut des manuscrits qui lui étaient personnellement adressés. La plupart, hélas, ne méritaient qu’un carré, les lunes étaient rares et, si le soleil ne brillait pas dans ses notations littéraires, il restait accroché haut dans le ciel de ce début d’été.

Il avait coutume de comparer le monde littéraire à un gros aquarium. Similaire à celui qu’il possédait dans son bureau à l’étage supérieur de l’appartement : un bloc de trois mètres de long sur un mètre cinquante de haut dans lequel évoluaient comme en apesanteur une bonne soixantaine de poissons. Certains soirs, après le dîner, Violaine et lui prenaient une chartreuse verte devant le spectacle silencieux de créatures qui se déplaçaient au ralenti. — Regarde-les bien : ils ne nagent pas tous à la même hauteur. Tous dans le même élément, mais pas au même niveau.

La fac peut avoir ce défaut qui peut devenir un privilège de ne pas se soucier de ses étudiants : des noms inscrits sur des listes – qu’ils soient présents ou pas dans ces amphithéâtres n’entraîne aucun blâme, aucune lettre aux parents, aucune recherche. La sanction tombe à la fin de l’année, si vous n’avez pas le niveau pour les derniers partiels et si vous ne vous êtes pas présenté aux rares examens.
L’université est le lieu idéal pour sortir des écrans radars – pour passer incognito. Pour disparaître.
 
Violaine était entrée dans la librairie après avoir lu une annonce scotchée à même la porte en verre : « Cherche vendeur/se, se présenter à l’accueil. » Après un bref entretien, elle fut engagée et commença dans la semaine. Son salaire et quelques autres subsides lui permettaient de vivre chichement dans une minuscule chambre sous les toits, dans un immeuble du vieux Rouen. On la délégua rapidement aux « rencontres littéraires ». Violaine lisait vite, aimait parler avec les écrivains dont la plupart étaient ravis qu’une jolie jeune femme souriante les escorte durant leurs soirées en librairie.
 

La procédure normale en cas de découverte d’une pépite dans le fleuve de sable qu’est le service des manuscrits consiste à se lever de la pièce de trente mètres carrés couverte d’étagères, de quitter l’un des quatre bureaux de lecture et de faire dix mètres pour aller toquer à la porte de Violaine. Le jour de la découverte de Fleurs de sucre, elle était en déplacement à Londres.

« Je ne crois pas au génie inconnu. » Souvent, Violaine murmure cette phrase comme un mantra tandis que ses yeux verts se déplacent sur les lourdes enveloppes qui jonchent chaque matin son bureau – la maison d’édition en reçoit entre dix et quinze par jour – puis parcourent les manuscrits en attente empilés sur les étagères. Derrière chacun, une vie, derrière chacun, un espoir. Chaque jour que passent les manuscrits sur les étagères est un jour d’angoisse de plus pour leurs auteurs. Tous les matins, ils s’attendent à trouver une réponse dans leur boîte aux lettres ou bien à recevoir un mail ou un coup de fil. Tant leur texte a subjugué la maison d’édition, tant la littérature doit se rattraper au plus vite de s’être privée si longtemps de leur talent.