Cette troisième enquête change de ton. Gabriel Joly reste cloîtré, muré dans son chagrin, coupé volontairement du monde extérieur. Si la Révolution fait toujours rage dans les rues de Paris. En août 1789, la reconstruction du pays tente de s'organiser. Les grandes figures historiques sont toujours présentes entre les pages. L'auteur continue à s'appuyer sur une documentation détaillée pour partager leur progression dans la construction de la grande Histoire. Depuis
le Loup des Cordeliers, j'apprécie beaucoup voir mentionner
Olympe de Gouges, femme de lettres et pionnière du féminisme à la française, et j'en sais gré à Henri Loevenbruck. Son combat et son courage sont bien trop souvent oubliés dans les livres d'histoire, délaissés au profit de ceux de ses homologues masculins.
Une nouvelle fois, changement de décor. le précédent roman était bâti sur le schéma de l'épopée d'aventure, celui-ci est un huis-clos. Toute l'action se déroule entre les murs du
Théâtre Français (actuel
Théâtre de l'Odéon) devenu
Théâtre de la Nation, maison de
Molière, où est installée la
Comédie Française, haut lieu de culture artistique.
Les meurtres se succèdent dans une mise en scène digne du lieu où ils sont commis. Gabriel Joly sort de son accablement mutique pour seconder le commissaire Guyot. Finies les cavalcades à brides abattues à travers le pays au profit des courses effrénées le long des corridors et des coursives sur tous les niveaux du
théâtre. Ingénieusement, de nombreux plans du bâtiment sont insérés dans le livre, faisant mention des endroits stratégiques, loges personnalisées, escaliers, stockages de décors et de costumes, etc, pour permettre au lecteur de ne pas être désorienté et suivre au plus près la progression de chaque protagoniste.
Encore une fois, Henri Loevenbruck entremêle, avec bonheur, les personnages fictifs et réels. La documentation fouillée est toujours au rendez-vous pour insuffler un climat de vérité, une immersion totale dans l'époque et le lieu. J'ai lu avidement, page après page, les comportements des acteurs, leurs envies ou leurs jalousies, leurs amourettes ou leurs jeux de chambre, tout ce microcosme vibrant sur scène comme derrière le rideau baissé. La méthode d'investigation du jeune Joly n'est pas sans rappeler celle d'un enquêteur rendu célèbre grâce à ses petites cellules grises, sa moustache lustrée et ses incroyables bottines Balmoral à boutons, héros récurrent d'
Agatha Christie, Hercule Poirot. Par sa détermination à démêler la vérité des mensonges pour trouver le coupable en confrontant les comédiens, les machinistes, les maquilleurs, les habilleurs et autres, rassemblés dans la même pièce, les accusant tour à tour, avant de porter le coup fatal, il est le digne héritier du petit Belge obsessionnellement observateur, méticuleux et perfectionniste.
À chaque page de ce volume, l'amusement et la jubilation de l'écrivain ne font aucun doute. Sinon, pourquoi aurait-il attribué des patronymes de ses amis auteurs de polars à certains de ses personnages fictifs,
Bernard Minier, membre de la Ligue de l'Imaginaire comme lui, et
Jacques Saussey ?
En marge de la recherche du ou des criminels, j'ai adoré tous les usages, les codes et l'histoire du
théâtre en général, rappelés au gré de l'intrigue. Si certains ne m'étaient pas inconnus, cette petite leçon, ni rébarbative, ni académique, montre que peu de changement ont eu lieu depuis 200 ans.
Quelques exemples :
- En 1777, Monsieur de
Beaumarchais crée la Société des auteurs dramatiques, veillant à ce que personne ne puisse retoucher une pièce sans l'accord de l'auteur. Depuis, elle a changé de nom, mais jamais de fonction. Aujourd'hui, elle veille toujours sous le sigle SACD, Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques.
- L'expression "rester en plan" dans le langage courant signifie "être oublié". Elle provient des divisions de la scène du
théâtre, le premier plan (devant), l'arrière-plan (derrière), etc. Rester en plan voulait dire, ne plus bouger sur le plateau.
- Un enfant de la balle est un individu qui, après avoir baigné toute son enfance dans le milieu professionnel de ses parents, exerce le même métier qu'eux. Or "la balle" fait référence au jeu de paume du 17e siècle. Les premiers
théâtres s'étaient installés dans ces salles de jeu, désignant les comédiens par cette appellation.
- de nos jours, pour différencier les deux entrées/sorties de scène vues de la salle, à droite et à gauche, le vocabulaire approprié est : côté cour et côté jardin. Ce sont des termes qui proviennent de l'époque où le
théâtre était installé aux Tuileries, la gauche de la scène donnait sur la cour du Louvre, où se trouvait la loge de la Reine, et la droite sur les jardins des Tuileries, où se situait la loge du Roi à la vue du public. D'ailleurs, jusqu'en 1770, le vocabulaire théâtral utilisait ni la cour ni le jardin, mais le côté de la Reine et le côté du Roi.