De mes années lycée, j'avais gardé un souvenir ébloui des premiers tomes de "
Peter Pan" de
Régis Loisel.
Pourtant, j'avais beau avoir été conquise plus que de raison par le trait de l'artiste, confondue par la noirceur romantique et presque glauque de l'histoire, au demeurant bien plus proche selon moi de l'esprit du texte d'origine que la version aseptisée et multicolore de
Walt Disney, je n'étais pas allée, en ce temps là, plus loin que le tome 3... Sans doute n'étais je pas parvenue à me procurer les suivants...
Pour autant, je n'ai jamais vraiment cessé d'aimer
Peter Pan et la complexité de cette histoire m'a toujours complètement fascinée parce que derrière le Pays Imaginaire et les sirènes, il y a tant de symboles, de ténèbres. Derrière le capitaine le plus charismatique de la littérature enfantine, il y a plus qu'un crocodile... La haine des adultes, le deuil, la peur de grandir...
Et puis, j'ai grandi avec "Hook" incroyablement mélancolique à sa manière.
Et puis, je me suis pâmée adolescente devant "Neverland" dans lequel Johnny Depp et Kate Winslet sont magnifiques.
Il était temps de revenir au Pays Imaginaire et c'est mon amoureux qui m'a offert le voyage en m'offrant l'intégral de "
Peter Pan" dans une somptueuse édition, un écrin que les éditions "Vents d'ouest" ont vraiment soigné.
"Londres", qui ouvre la saga n'a rien de commun avec le "
Peter Pan" de l'oncle Walt. La capitale y est glauque, poisseuse, malsaine, violente, enténébrée et semble engluée dans un brouillard épais et mortifère quant la Tamise répand des effluves pestilentiels, toxiques.
Nous sommes au coeur de l'hiver 1887. Un hiver à la Dickens, un hiver à la "From Hell" et de fait, il y a bien des points communs entre le récit de Loisel et celui de Moore et Campbell: les enfants crèvent de faim dans les rues ou les orphelinats, pépinières à ciel ouvert pour manoeuvre bon marché; les agressions sexuelles vont aussi bon train que la prostitution; l'alcoolisme gangrène les pauvres hères qui battent le pavé; la misère, la traîtrise et la loi du plus fort dominent.
C'est là, dans l'horreur et le ruisseau, que l'on fait la connaissance de Peter. le gamin des bas-fonds, qu'un vieillard généreux a pris sous son aile au mépris du qu'en dira t-on qui lui prête le pire des vices, entreprend d'égayer l'existence tragique des orphelins du quartier en leur racontant des histoires toutes plus fabuleuses les unes que les autres, des contes et des légendes qui enchantent leur pauvre quotidien et qui permettent au enfants -conteur compris- de fuir une réalité lourde de chagrins et d'atrocités. L'histoire qu'ils attendent tous n'est pourtant pas celle qu'on croit. Dans cette dernière, il n'est question ni de trésor enfoui, ni de princesse à secourir, encore moins de dragon à terrasser. Non, que nenni. le meilleur moment, c'est lorsque Peter leur parle de sa maman, douce et aimante, tendre et chaleureuse... C'est qu'eux, de mères, ils n'en ont pas et qu'en fait de tendresse, ils ne connaissent que celle des récits de Peter, de leur amitié voire celle d'un chaton qui passe par là...Les adultes, mieux vaut ne pas y penser.
S'ils savaient ces mômes quelle vérité se cache sous la fiction... S'ils savaient que Peter est aussi malheureux qu'eux et que sa mère, la vraie, n'a rien de celle qu'il décrit. Qu'elle est méchante, cruelle. Qu'elle boit trop. Oh, il ne ment pas par calcul, non. C'est pour rendre sa vie plus supportable, plus tolérable qu'il affabule, c'est pour avoir un peu plus chaud qu'il ment, pour se sentir moins seul et moins mal... Pour faire semblant d'aimer la vie parce qu'à force, peut-être qu'il y croira vraiment? Pour oublier l'espace d'un instant la noirceur poisseuse et désespérée de son existence. Pour oublier Londres et la misère. Pour avoir l'illusion du bonheur. L'illusion, c'est déjà mieux que rien.
Ce premier opus des aventures de Peter pourrait être complètement désespéré et il l'est jusqu'à une infime lueur, une lueur en forme de fée que Peter rebaptise Clochette et à laquelle il s'attache si fort soudain... La petite créature vient de très loin, mandatée par ses compagnons qui, comme elle, vivent sur une île mystérieuse sous l'égide d'un certain Pan. Ils sont en danger et ils ont besoin de Peter. L'aventure peut commencer...La féérie mâtinée de fantastique aussi. Enfin!
Si je n'avais pas oublié la beauté et la noirceur de ce tome inaugural, j'avais en revanche oublié à quel point il est original, complexe et magistral.
Riche. Profond. Quel uppercut et quel coup de coeur à nouveau! Outre l'atmosphère, saisissante, l'autre point fort de l'ouvrage est à mon sens le personnage de Peter, aussi poignant qu'attachant et si bien travaillé qu'il apparaît sans une once de manichéisme.
La réécriture du mythe de
Peter Pan que nous offre Loisel trouve donc ici un point de départ plus que réussie, qui happe dès les premières pages et qui ensorcelle pour le meilleur et peut-être bien pour le pire... Grandiose!