Avec «
Capitalisme, désir et servitude » incontestablement des portes et des fenêtres s'ouvrent. Notre vision du monde social après cette lecture n'est plus vraiment la même. Cette expérience est utile, heureuse, bien plus profonde que celle de se cultiver, elle élargi sensiblement notre « espace intérieur ». Certes, des auteurs aussi différents que le bourdieusien
Alain Accardo avec « le petit-bourgeois gentilhomme », que le marxiste
Moishe Postone avec « Temps, travail et domination sociale » ou bien que l'écologiste
Hervé Kempf avec «
Comment les riches détruisent la planète», ont déjà souligné les enjeux d'une réappropriation de notre propre subjectivité. Mais ce que
Frédéric Lordon met à jour ce sont les mécanismes mêmes de la spoliation.
Il signe un essai précis et d'une grande honnêteté intellectuelle. Il fait preuve de beaucoup de pédagogie. Les chapitres de son livre sont courts et l'exposé de sa pensée progressif. Il aborde, avec le fonctionnement passionnel du capitalisme, l'impensé économique. Il croise pour cela de façon tout à fait convaincante et utile, les pensées de Marx et de
Spinoza. La très ardue « Ethique » spinozienne est certes mobilisée mais les concepts utilisés sont toujours très clairement définis par l'auteur. le lecteur ignorant apprendra aussi beaucoup de choses sur cette grande philosophie.
Frédéric Lordon introduit dans la pensée économique marxiste une vision de l'homme, une anthropologie qui lui font partiellement défaut. le capitalisme impose le travail salarié et s'empare indubitablement de la plus-value mais l'échange entre force de travail et salaire n'est pas déterminé en toute connaissance de cause – qu'on consente ou qu'on conteste cette appropriation. La domination n'est pas non plus bipolaire, il existe un gradient continu de la servitude. Il serait possible d'introduire là la pensée de
Pierre Bourdieu qui permet de dépasser la dichotomie entre déterminé et agissant et qui introduit le continuum de tous les agents qui sont tour à tour dominants et dominés.
Spinoza ne dit pas autre chose. Sans doute notre force de désir, notre puissance d'agir nous appartient elle entièrement. Mais elle doit tout aux interpellations des choses, c'est-à-dire au dehors des rencontres quand il s'agit de savoir où et comment elle se dirige. de cette façon, nous dit
Frédéric Lordon, le capitalisme s'approprie l'énergie du désir qui oriente notre force d'exister (Conatus). Les désirs sont déterminés du dehors (affectations). L'affect – triste ou joyeux – n'est que l'effet en soi de faire quelque chose qui s'en suit. L'auteur insiste, il n'y a pas de servitude volontaire, pas d'aliénation au sens classique mais une servitude passionnelle hétérogène. Consentement et contrainte sont déterminés de l'extérieur. le patronat fonctionne au désir. Il fait faire, s'empare de la puissance d'agir des enrôlés (impose son désir maître) et s'approprie ensuite les produits de l'activité commune (capture). Il s'approprie le produit matériel mais aussi le bénéfice symbolique de l'oeuvre collective des enrôlés. Entendons-nous bien, il ne détermine pas chacun de nos gestes. Les affectations et les affects qui en ont résulté laissent en nous des traces remobilisables. Ils peuvent ainsi tout à fait passer d'un objet à un autre, circuler entre les individus qui entre eux s'induisent sans autre intervention. Ce travail, le plus souvent, est inassignable, la société toute entière travaillant par auto affection.
Concrètement et en quelques lignes seulement, comment le capital produit-il ces désirs, cette servitude passionnelle ? Qu'elles sont donc les ingénieries successives (épithumogénies) des affects qu'il a mis en place (obsequium de l'amour et de la peur du maître)? L'affect joyeux de l'espoir (obtenir) qu'il propose est toujours accompagné de l'affect triste de la crainte (manquer). La division du travail et la généralisation du salariat, nous dit
Frédéric Lordon, ont imposé, comme premier désir et seul moyen de survivre, l'argent. Cette nécessité absolue de la reproduction a généré chez les salariés des affects intrinsèques tristes tout à fait efficients, incontournables et permanents. le fordisme quant à lui a accentué encore la mobilisation à son profit. Il a permis aux salariés d'acquérir les objets qui réjouissent et qui génèrent des affects extrinsèques joyeux. Enfin, le choc actionnarial des dernières décennies, c'est-à-dire l'exigence de dégager une rentabilité des capitaux sans précédent, a nécessité d'imposer plus encore les désirs maîtres. le régime libéral a pour cela entrepris de produire des affects joyeux et intrinsèques. Totalitarisme confondant la vie de travail et la vie tout court, il a imposé dernièrement à tous la réalisation de soi dans et par le travail. Les exemples de fabrications contemporaines à base d' «enrichissement du travail», de «management participatif », d' «autonomisation des tâches » et autres programmes de « réalisation de soi » choisis par un
Frédéric Lordon persifleur sont à ce sujet tout à fait éclairants.
S'il fallait refermer là «
Capitalisme, désir et servitude », nous aurions le sentiment un peu triste – comme à la lecture d'un excellent nième article du « Monde Diplomatique » – d'en savoir plus mais d'être ma foi assez désarmé. le désir n'est certes jamais de soi mais il est cependant toujours à soi (le c'est moi qui désir est incontestable). Pour n'être en rien des sujets autonomes, les salariés ne s'en croient pas moins tels. Il s'en suit que dans nos sociétés consuméristes – nous pouvons nous servir nous-même – des conjonctions tout à fait réussies du désir maître et du désir de l'enrôlé sont réalisées . Il est certain aussi que le champ de nos désirs ne cesse de s'élargir et qu'ils s'accompagnent d'affects joyeux (sentiment d'appartenance, gains symboliques et monétaires de l'avancement, reconnaissance et amour). Alors tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes néolibéral possible? Non car il y a dans nos sociétés une division sociale des désirs tout à fait inacceptable. le désir des enrôlés est fixé arbitrairement à un nombre très restreint d'objets à l'exclusion d'autres. La violence symbolique des dominants (concept bourdieusien) consiste à la production d'un imaginaire double : imaginaire du comblement pour faire paraître bien suffisantes les petites joies auxquelles sont assignés les dominés ; imaginaire de l'impuissance pour les faire renoncer aux grandes auxquelles ils pourraient aspirer. Très heureusement, à la fin de son ouvrage,
Frédéric Lordon fait des propositions tout à fait passionnantes et raisonnables. Il faut une « dé fixation » du désir. Ce qui affecte tous doit être l'objet de tous. Il faut rompre avec les affects tenaces et permettre aux esprits, remplis de trop peu de choses mais entièrement, de se redéployer. le travail ainsi ne saurait absorber dans une société plus juste toutes les possibilités d'affectations de la puissance d'agir… Mais je vous laisse découvrir tous ces possibles. Une vie humaine, qui suppose des hommes, non sous l'emprise de la passion mais conduits par la raison, n'est-il pas un bel idéal ?