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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Partant de l'observation que les décisions en économie et dans le monde de l'entreprise, comme toute action humaine, sont sous l'emprise des passions humaines, Frédéric Lordon propose ici une nouvelle lecture du capitalisme et de la pensée de Marx en l'éclairant de la théorie des passions.

Et c'est un livre effectivement passionnant même s'il est un peu difficile d'y entrer, car il faut bousculer ses certitudes (si ce n'est pas déjà fait) et s'ajuster au vocabulaire et aux concepts employés par Frédéric Lordon. Si l'on admet, en suivant Spinoza, que l'aliénation est notre condition la plus ordinaire et la plus irrémissible car la servitude passionnelle est universelle, et que la notion de libre arbitre est infondée, cette relecture fascine et questionne, mais (hélas), par sa lucidité, n'est pas source d'optimisme pour l'avenir.

La question fondamentale posée est comment impliquer des puissances tierces dans la réalisation de ses propres désirs, ce que l'auteur nomme le rapport d'enrôlement, analysé ici dans sa déclinaison contemporaine, le travail salarié. L'enrôlement, et la mobilisation de l'énergie des salariés, est affaire d'alignement de leur désir sur le désir-maître, celui de l'employeur.

Depuis le développement de l'économie marchande à travail divisé, où pourvoir à ses besoins passe forcément par le salariat et donc par l'argent pour le plus grand nombre, les salariés ont d'abord accepté le rapport d'enrôlement salarial pour ne pas dépérir (se nourrir, se vêtir, se loger), puis avec le développement du fordisme, pour profiter et être réjoui de la consommation de biens matériels.

Mais dans la période contemporaine néolibérale, ceci ne suffit plus, du fait du changement d'ambition du capitalisme lié au relèvement constant des objectifs de rentabilité financière, lié à des rapports de concurrence, de violence et de puissance entre travail et capital modifiés du tout au tout avec la déréglementation et la globalisation des marchés, et à un développement du secteur tertiaire où les tâches à accomplir ont un contour plus flou, et où l'adhésion et le contrôle des salariés ne peuvent plus se réaliser uniquement par la coercition.

L'objectif du capitalisme est donc maintenant d'obtenir l'alignement parfait du désir et de l'énergie des salariés avec le désir-maître, c'est-à-dire une mobilisation TOTALE des individus au service de l'entreprise : développer un désir intrinsèque de l'activité pour elle-même par l' «épanouissement», la «réalisation de soi» et la «reconnaissance». Cette soumission entière, corps et âme, qui équivaut à remodeler de l'intérieur les désirs des salariés pour qu'ils soient conformes à ceux de l'employeur, est en quelque sorte un refaçonnage des individus - fabriquer un homme nouveau et joyeux de son sort salarial – et elle s'apparente donc à une forme de totalitarisme, d'où la citation de Gilles Deleuze en exergue de ce livre :
"On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde."

Pourquoi cet enrôlement complet est-il donc un problème si les salariés sont joyeux et «épanouis» ? Tout d'abord car très peu se coulent dans cette domination sans la moindre réserve, car le désir et la puissance d'agir du salarié sont réduits à un champ qui est restreint, car la menace, une violence coercitive (de plus en plus libérée) est toujours présente en arrière-plan, et car si tout s'effondre pour le salarié avec son licenciement, puisque la promesse de la vie salariale et de la vie tout court de plus en plus se confondent, la fin du salariat peut conduire à des conséquences extrêmes (dépression et suicide).

"Comme bon nombre de salariés ne cessent de l'expérimenter, tous les "plans" successifs que le rapport salarial capitaliste a su monter pour enrichir son décor, plans des intérêts plus raffinés au travail - avancement, socialisation, "épanouissement", etc. - peuvent à tout instant s'effondrer pour ne laisser seul debout que l'arrière-plan indestructible de la dépendance matérielle, fond brut de menace jetée sur la vie à nouveau nue."

Un livre d'une grande lucidité qui conclut logiquement que le dépassement du capitalisme ne nous libèrerait pas de la servitude passionnelle, puisque le désir et la violence qui l'accompagne sont l'essence même de l'homme. Peut-on se libérer de la captation du désir d'agir et donc de la domination lorsqu'il y a une action collective ? La manière de le faire reste à inventer.
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Avec «Capitalisme, désir et servitude » incontestablement des portes et des fenêtres s'ouvrent. Notre vision du monde social après cette lecture n'est plus vraiment la même. Cette expérience est utile, heureuse, bien plus profonde que celle de se cultiver, elle élargi sensiblement notre « espace intérieur ». Certes, des auteurs aussi différents que le bourdieusien Alain Accardo avec « le petit-bourgeois gentilhomme », que le marxiste Moishe Postone avec « Temps, travail et domination sociale » ou bien que l'écologiste Hervé Kempf avec « Comment les riches détruisent la planète», ont déjà souligné les enjeux d'une réappropriation de notre propre subjectivité. Mais ce que Frédéric Lordon met à jour ce sont les mécanismes mêmes de la spoliation.


Il signe un essai précis et d'une grande honnêteté intellectuelle. Il fait preuve de beaucoup de pédagogie. Les chapitres de son livre sont courts et l'exposé de sa pensée progressif. Il aborde, avec le fonctionnement passionnel du capitalisme, l'impensé économique. Il croise pour cela de façon tout à fait convaincante et utile, les pensées de Marx et de Spinoza. La très ardue « Ethique » spinozienne est certes mobilisée mais les concepts utilisés sont toujours très clairement définis par l'auteur. le lecteur ignorant apprendra aussi beaucoup de choses sur cette grande philosophie.


Frédéric Lordon introduit dans la pensée économique marxiste une vision de l'homme, une anthropologie qui lui font partiellement défaut. le capitalisme impose le travail salarié et s'empare indubitablement de la plus-value mais l'échange entre force de travail et salaire n'est pas déterminé en toute connaissance de cause – qu'on consente ou qu'on conteste cette appropriation. La domination n'est pas non plus bipolaire, il existe un gradient continu de la servitude. Il serait possible d'introduire là la pensée de Pierre Bourdieu qui permet de dépasser la dichotomie entre déterminé et agissant et qui introduit le continuum de tous les agents qui sont tour à tour dominants et dominés. Spinoza ne dit pas autre chose. Sans doute notre force de désir, notre puissance d'agir nous appartient elle entièrement. Mais elle doit tout aux interpellations des choses, c'est-à-dire au dehors des rencontres quand il s'agit de savoir où et comment elle se dirige. de cette façon, nous dit Frédéric Lordon, le capitalisme s'approprie l'énergie du désir qui oriente notre force d'exister (Conatus). Les désirs sont déterminés du dehors (affectations). L'affect – triste ou joyeux – n'est que l'effet en soi de faire quelque chose qui s'en suit. L'auteur insiste, il n'y a pas de servitude volontaire, pas d'aliénation au sens classique mais une servitude passionnelle hétérogène. Consentement et contrainte sont déterminés de l'extérieur. le patronat fonctionne au désir. Il fait faire, s'empare de la puissance d'agir des enrôlés (impose son désir maître) et s'approprie ensuite les produits de l'activité commune (capture). Il s'approprie le produit matériel mais aussi le bénéfice symbolique de l'oeuvre collective des enrôlés. Entendons-nous bien, il ne détermine pas chacun de nos gestes. Les affectations et les affects qui en ont résulté laissent en nous des traces remobilisables. Ils peuvent ainsi tout à fait passer d'un objet à un autre, circuler entre les individus qui entre eux s'induisent sans autre intervention. Ce travail, le plus souvent, est inassignable, la société toute entière travaillant par auto affection.


Concrètement et en quelques lignes seulement, comment le capital produit-il ces désirs, cette servitude passionnelle ? Qu'elles sont donc les ingénieries successives (épithumogénies) des affects qu'il a mis en place (obsequium de l'amour et de la peur du maître)? L'affect joyeux de l'espoir (obtenir) qu'il propose est toujours accompagné de l'affect triste de la crainte (manquer). La division du travail et la généralisation du salariat, nous dit Frédéric Lordon, ont imposé, comme premier désir et seul moyen de survivre, l'argent. Cette nécessité absolue de la reproduction a généré chez les salariés des affects intrinsèques tristes tout à fait efficients, incontournables et permanents. le fordisme quant à lui a accentué encore la mobilisation à son profit. Il a permis aux salariés d'acquérir les objets qui réjouissent et qui génèrent des affects extrinsèques joyeux. Enfin, le choc actionnarial des dernières décennies, c'est-à-dire l'exigence de dégager une rentabilité des capitaux sans précédent, a nécessité d'imposer plus encore les désirs maîtres. le régime libéral a pour cela entrepris de produire des affects joyeux et intrinsèques. Totalitarisme confondant la vie de travail et la vie tout court, il a imposé dernièrement à tous la réalisation de soi dans et par le travail. Les exemples de fabrications contemporaines à base d' «enrichissement du travail», de «management participatif », d' «autonomisation des tâches » et autres programmes de « réalisation de soi » choisis par un Frédéric Lordon persifleur sont à ce sujet tout à fait éclairants.


S'il fallait refermer là «Capitalisme, désir et servitude », nous aurions le sentiment un peu triste – comme à la lecture d'un excellent nième article du « Monde Diplomatique » – d'en savoir plus mais d'être ma foi assez désarmé. le désir n'est certes jamais de soi mais il est cependant toujours à soi (le c'est moi qui désir est incontestable). Pour n'être en rien des sujets autonomes, les salariés ne s'en croient pas moins tels. Il s'en suit que dans nos sociétés consuméristes – nous pouvons nous servir nous-même – des conjonctions tout à fait réussies du désir maître et du désir de l'enrôlé sont réalisées . Il est certain aussi que le champ de nos désirs ne cesse de s'élargir et qu'ils s'accompagnent d'affects joyeux (sentiment d'appartenance, gains symboliques et monétaires de l'avancement, reconnaissance et amour). Alors tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes néolibéral possible? Non car il y a dans nos sociétés une division sociale des désirs tout à fait inacceptable. le désir des enrôlés est fixé arbitrairement à un nombre très restreint d'objets à l'exclusion d'autres. La violence symbolique des dominants (concept bourdieusien) consiste à la production d'un imaginaire double : imaginaire du comblement pour faire paraître bien suffisantes les petites joies auxquelles sont assignés les dominés ; imaginaire de l'impuissance pour les faire renoncer aux grandes auxquelles ils pourraient aspirer. Très heureusement, à la fin de son ouvrage, Frédéric Lordon fait des propositions tout à fait passionnantes et raisonnables. Il faut une « dé fixation » du désir. Ce qui affecte tous doit être l'objet de tous. Il faut rompre avec les affects tenaces et permettre aux esprits, remplis de trop peu de choses mais entièrement, de se redéployer. le travail ainsi ne saurait absorber dans une société plus juste toutes les possibilités d'affectations de la puissance d'agir… Mais je vous laisse découvrir tous ces possibles. Une vie humaine, qui suppose des hommes, non sous l'emprise de la passion mais conduits par la raison, n'est-il pas un bel idéal ?
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Une lecture jubilatoire et éclairante sur la motivation du salarié dans l'entreprise néo-libérale.
Comme souvent avec Lordon, le style est intense, exigeant et riche tout en restant accessible à l'analyse par celui qui s'en donne la peine.
Ce livre est à recommander chaudement pour prendre le recul nécessaire sur sa propre condition de travailleur inconscient des moteurs de sa motivation à l'ouvrage. Il est de nature à changer profondément votre regard sur la vie et le monde.

Pourquoi "Marx et Spinoza" ?
En deux mots selon l'auteur même, il s'agit de "compléter le structuralisme marxien des rapports par une anthropologie spinoziste de la puissance et des passions".

Qu'est-ce à dire ?
¤ le structuralisme marxien, pour schématiser à outrance, analyse les rapport entre individus et groupes d'individus au sein des sociétés (capitalistes, évidemment). C'est une analyse des structures sociales et des rapports de forces qu'elles implémentent qui cerne du coup l'individu par son extériorité. ->De son extériorité vers l'individu.
¤ L'anthropologie spinoziste s'attache à cerner les ressorts internes de l'individu (affects, passions, désirs...) qui conditionnent ses comportements extérieurs, sociaux. C'est une analyse des motivations internes profondes (alias : conatus chez Spinoza, volonté de puissance chez le moustachu, frustration fondamentale pour moi...) qui cerne donc l'individu par son intériorité. -> de l'intériorité de l'individu vers son extériorité.

On voit donc assez bien comment les deux approches peuvent se compléter pour aboutir à une sorte de "théorie unifiée" de l'analyse psycho-sociologique.

(la suite : suivez le lien de la critique)
Lien : http://antimediocratie.org/?..
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Enfin ! J'ai enfin terminé ce petit bouquin d'à peine plus de 200 pages qui m'a pourtant donné du fil à retordre. Il faut dire que je ne lis pas vite (c'est en forgeant…) et que l'emploi de latinisme à tout bout-de-champs m'a contraint à des arrêts au stand Internet régulièrement...

On connait tous Marx – dans les grandes lignes – ou plutôt, on croit connaître. En revanche, pour Spinoza, c'est une autre histoire, malgré les cours de Philo de Terminale. J'ai donc été très agréablement surpris d'en apprendre plus sur l'oeuvre du personnage, à tel point que je vais surement me faire L'Ethique et Traité Politique très prochainement. En cela déjà, on peut féliciter Lordon, qui, non content de présenter et d'utiliser les concepts du penseur, arrive à donner l'envie d'en savoir plus tant cet esprit était d'une évidente clairvoyance. Bref.

Capitalisme, Désir et Servitude (CDS en abrégé). Comme toujours avec Lordon, chaque mot est à sa place.

Sous l'oeil aiguisé de la philosophie de Spinoza, Lordon se propose de reprendre l'analyse du Capitalisme de Marx en mettant à jour à la fois les évolutions de société/paradigmes, ainsi que certaines faiblesses du modèle communiste.
Toute la première partie du livre vise à présenter les différents concepts à l'oeuvre : passion, conatus, affects (joyeux/tristes), désir-maître… et d'en expliciter les articulations avec une démarche rigoureuse, quasi « géométrique », qui ne sera évidemment pas sans clin d'oeil à la méthode mise en oeuvre par Spinoza dans l'Ethique.
En seconde partie, maintenant que le Désir et la Servitude sont correctement définies, on entre dans le détail de l'analyse des interactions passionnelle avec le capitalisme (et principalement son prisme néo-libéral). Lordon y développe les structures et les mécanismes qui autorise au Capital son emprise sur la masse, avec une rigueur qui n'a rien à envier aux Sciences dures.
Enfin la dernière partie s'attarde plus sur l'aspect concret d'une théorie idéologique, entre critique de certains pans du Marxisme dans leurs lacunes et définition d'alternatives réalisables (non-utopiques) à notre schéma actuel de société.

Une lecture que j'ai beaucoup apprécié. J'ai pris l'habitude de stabiloter/annoter toutes mes lectures « techniques » et CDS est un des plus « jaunes fluo » de ma bibilothèque, preuve à la fois d'une certaine exhaustivité contenue dans un texte concis où, comme je le disais, chaque mot est à sa place.

J'y reviendrai très certainement, tant le sujet est traité sérieusement et complètement.

P.S. : A ne pas conseiller pour des "novices dans le domaine". Une certaine culture Economique et Philosophique est tout de meme nécessaire pour la manipulation des concepts repris/présentés dans ce livre.
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Livre génial croisant deux lectures du monde de façon tout à fait féconde et complémentaire : Spinoza et Marx.
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