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Il y avait quelque temps que je n'avais lu de littérature « décadente ». Avec jean Lorrain, c'est le plaisir assuré. Monsieur de Phocas est un aristocrate déchu, névrosé, et qui va s'enfoncer de plus en plus dans le délire. On pense bien évidemment à Des Esseintes de Huysmans. C'est le même propos. Si ce n'est que Lorrain à assigné à son héros un autre décadent, un peintre anglais qui va complètement le manipuler. Nous évoluons dans un Paris « fin-de siècle » avec ses garçonnières, ses prostituées, mais aussi ses aristocrates dégénéré(e)s. Une des scènes que je retiens est celle où le peintre invite toutes ses connaissances à une soirée qui se terminera en orgie et fumerie à opium. Lorrain n'a pas son pareil pour décrire ce genre de scène. C'est une écriture très choisie – souvent j'ai eu recours au dictionnaire – précise. Les notes en bas de page proposées par l'édition Flammarion sont les bienvenues ainsi que le dossier final. Il faut bien replacer cette littérature dans son contexte fin-de-siècle, où, comme il est dit dans le dossier, un monde finissant laisse la place à un monde nouveau. C'est à ce monde déclinant que nous convie Jean Lorrain.
Les amateurs du genre ne seront pas déçus.
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Jean Lorrain est né à Fécamp le 9 août 1855 (Martin Paul Alexandre Duval de son vrai nom) et décède à Paris le 30 juin 1906. Il fait partie de ces écrivains décadents à cette époque charnière entre deux siècles, comme Villiers de l'Isle-Adam, Verlaine « Je suis l'Empire à la fin de la décadence » et surtout Huysmans dont le héros d'un de ses romans Des Esseintes dans A rebours symbolise cette école littéraire.
Monsieur de Phocas, alias le comte de Fréneuse, avant de s'exiler en Orient confie son Journal à un quasi inconnu qu'il pense susceptible de le comprendre. Ce Journal est un testament, une confession intime plus précisément. le comte de Fréneuse est connu du tout Paris, des légendes circulent à son propos, des mystères émaillent sa vie, des scandales éclatent dans son sillage. Qu'en est-il réellement, quelles sont les raisons qui ont motivé ses actes ? le manuscrit va nous le révéler.
Dans le roman, Jean Lorrain mélange habilement des aspects de sa propre vie, c'est un journaliste mondain et dandy, amateur de plaisirs de toutes sortes, femmes et hommes, drogues et rencontres scabreuses dans les bas-fonds des grandes villes, avec des ambiances et des idées qu'on retrouve dans des livres écrits antérieurement par d'autres écrivains, le personnage de Des Esseintes de Huysmans, celui de Dorian Gray d'Oscar Wilde etc.
On y croise des célébrités de cette époque, Liane de Pougy (auteur de Idylle Saphique), Rachilde qui a écrit Monsieur Vénus, le comte Robert de Montesquiou etc. L'esthétisme et les arts sont au centre des préoccupations du comte de Fréneuse devenu obsédé par les yeux verts. Des yeux d'un certain vert bien particulier qu'il va rechercher partout, que ce soit chez les prostituées des quartiers glauques des villes ou dans les oeuvres d'art des musées. C'est là qu'intervient Claudius Ethal, un personnage étrange, peut-être diabolique, qui se propose de l'aider dans sa quête, le poussant à franchir des limites qui doivent le guérir de son obsession au risque d'y laisser son âme.
J'apprécie beaucoup les livres de J.K. Huysmans, c'est donc avec plaisir que je découvre – enfin – Jean Lorrain qui écrit dans la même veine. le style, les références culturelles évoquées, les clins d'yeux (certains parlent de plagiat) à des oeuvres d'autres écrivains de qualité font de ce livre une petite merveille d'où se dégage une capiteuse odeur stupre.
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En premier lieu, cet ouvrage se présente comme une véritable marquetterie littéraire : émaillé de citations, hanté de multiples références et allusions, le manuscrit se dérobe, toujours prêt à se dissimuler derrière les mots et les images des autres. Cela est mis en oeuvre jusque dans la trame même du livre, où un narrateur éphémère et particulièrement transparent nous dit transcrire le journal du duc de Fréneuse qui, son manuscrit confié à un inconnu, disparaît aussitôt en Orient. le narrateur s'éclipse finalement bien vite pour nous livrer, d'un bout à l'autre, le contenu des feuillets qui lui ont été confiés, avant d'apposer ces derniers mots : "Ainsi finissait le manuscrit de M. de Phocas." Rien de plus. Aucun commentaire, aucune note. Comme s'il n'existait pas. Quant au contenu du journal, il est tout aussi problématique ! le scripteur, tout en s'épanchant irrégulièrement sur son mal-être chronique, semble lui aussi menacé d'oubli et de disparition, supplanté par un ou deux personnages qui le hantent : Claudius Ethal et Thomas Welcôme. Leurs lettres, échanges et discours envahissent littéralement le propos du duc de Fréneuse, et le manuscrit que reçoit notre narrateur inexistant semble représenter davantage une confrontation entre ces trois personnages et leur vision respective du monde, qu'un véritable journal intime ... Finalement, Monsieur de Phocas intrigue, par l'artifice de son procédé, visant tout autre chose que le vraisemblable.

[...]

J'énumère un peu, il m'est difficile de donner une structure stricte à propos d'un livre qui semble aussi volontairement décousu ... Ce qui m'a intéressé en premier lieu dans ce livre, c'est la résurgence de différents thèmes, parfois assez prisés à l'époque, et qui m'attiraient tout particulièrement. le duc de Fréneuse est en effet caractérisé par son obcession des yeux et du regard. C'est par ailleurs le regard rêvé de la statue d'Antinoüs qui réveille ses hantises et le pousse à errer de part et d'autre du Paris 1900, dans l'espoir de dénicher quelque part ces mêmes yeux verts, si troublants qu'il avait imaginés devant le buste. Dès le départ, poussée dans cette direction par l'auteur même, j'ai pensé à L'homme au sable : c'est bien à "un personnage de conte d'Hoffman" que notre héros est apparenté, dès le début. Et à quelqu'un ayant subi une "fâcheuse anémie cérébrale", "lésion du cerveau ou dépression nerveuse." Les deux se tiennent, après tout. Revenons à ce regard : Fréneuse le cherche, désespérément, et un peu partout : dans les musées, auprès des femmes, prostituées et/ou danseuses, face à des poupées de cire au regard de mortes, dans l'Orient lointain ... Cela l'amène aussi auprès d'un peintre singulier, un peintre sans pinceau ni chevalet, à l'atelier vide : Claudius Ethal, réputé fin empoisonneur, et qui se targue de pouvoir soigner le duc de son mal. Or, une des choses que j'ai préférées dans cet étrange livre, ce sont justement ces évocations de regards dérobés, de masques aux yeux vides et à la bouche béante, ces descriptions de danseuses sur scène, pourtant si vite démythifiées, ces peurs face à des poupées de cire, cadavres immobiles figés dans leur putréfaction. L'Olympia du conte d'Hoffmann se heurte à l'image de Salomé, et à l'argot de la vulgaire danseuse que Lorrain semble se plaire à discréditer. Décalage entre un monde de rêve, de cauchemar et la réalité du monde.

[...]

Une belle curiosité littéraire.
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Considérée comme une oeuvre clef du mouvement décadent, "Monsieur de Phocas" est une longue confession, celle du mystérieux aristocrate, le duc de Fréneuse, en quête d'un regard, d'une lueur verte et glauque. Fâché avec son époque, il n'aura de cesse de dénoncer les "masques" horribles de la société, d'acheter les pierres les plus précieuses, de contempler les yeux des statues, de s'égarer, de s'isoler, jusqu'à croiser la route de Claudius Ethal, un peintre anglais aux penchants morbides ; une sorte de double maléfique, un monstre lubrique qui flatte les bas instincts, empoisonneur notoire. D'une cruauté sans nom, Ethal sera pour le duc un guide des enfers et de la perdition. Ils vont tous deux se repaître d'art, de perversions et de pauvretés. Ils trouvent la beauté dans le regard des agonisants, des tuberculeux, des fumeurs d'opium et de haschich, des danseuses et des prostituées affolées. Dans un style riche, macabre, symboliste, plein de références aux écrits et aux tableaux de la fin du siècle, Jean Lorrain arrive à trouver sa propre voix, distincte de celles de Huysmans, Baudelaire, Bourges, Mirbeau.
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Dans Monsieur de Phocas (1901) de Jean Lorrain, le monsieur de Phocas en question, bizarrement, disparait après les premières pages. C'est un pseudonyme du duc de Fréneuse, le protagoniste, pseudonyme qui est rapidement laissé de côté. Tout comme dans A rebours de Huysmans, on est en plein dans le roman décadentiste : Fréneuse est extrêmement riche par héritage, il a épuisé tous les plaisirs de l'existence et il désespère de trouver quoi que ce soit de satisfaisant. Ici, ses tourments ont un petit air de possession par une entité orientale : il a des visions, il se réfugie dans l'art, il cherche une lueur particulière et insaisissable dans les yeux humains...

Ce qui fonctionne bien dans ce type de roman, c'est le partage des vices entre le protagoniste et la société, voire l'existence humaine en général. Ce n'est pas juste un personnage corrompu par l'extérieur, ni un extérieur corrompu par la perspective malade du personnage : la faute est partagée. C'est par ce filet dont on ne peut s'échapper que vient la sympathie pour un millionnaire décadent comme Fréneuse. Il a les moyens de se débattre, aussi vain que ce soit.

Si ce charme est bien présent, j'ai trouvé la trame assez faible. le début, qui explore la vie intérieure de Fréneuse, est agréable, mais par la suite notre duc se retrouve embourbé dans une relation toxique avec Ethal, un peintre qui perçoit ses tourments et décide de jouer avec. Ainsi Fréneuse perd beaucoup de sa personnalité et se retrouve comme mené par le bout du doigt, ce qui m'a semblé ne pas se marier très bien avec l'esprit de ce type de roman, où justement toute l'horreur vient d'être livré à soi-même dans un monde où rien n'est attirant. Tout comme dans A rebours, il y a régulièrement des passages plus aiguisés qui viennent motiver à continuer sa lecture, notamment ce moment où, passant la nuit dans un hôtel sordide, notre duc de Fréneuse, qui a tout connu du sexe mais rien de l'amour, se retrouve à espionner le couple de la chambre voisine. Pas de prostitution pour ces deux-là, non, juste un jeune couple sincère, deux personnes naïves qui s'aiment, partagent par des mots et des gestes primaires quelque chose que Fréneuse n'a jamais effleuré.

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Le narrateur se voit déposer, puis envoyer par la suite, le manuscrit d'un certain duc de Fréneuse, qui se fait appeler M. de Phocas. Jeune homme très riche, collectionneur de pierre précieuses, extravagant, excentrique, choquant quelque peu les bonnes âmes par sa façon de vivre. Il quitte la France, et raconte un certain nombre d'événements qui l'ont amenés à cette décision. Des rencontres furent essentielles, en particulier celles de Claudius Ethal, un peintre anglais, qu'entoure une réputation des plus scandaleuse, et de Thomas Welcôme, jeune anglais, exclu de la bonne société à cause de rumeurs.

Le jeune duc nous raconte sa vie, nous dépeint les gens qu'il rencontre, parle de ses obsessions, de ses peurs, de ses idées fixes. de son mal de vivre, et de la morbide fascination du très dangereux Ethal.

L'écriture de Jean Lorrain est somptueuse, et sa façon de dépeindre une ambiance, un climat, un décor, une scène, magistrale. Là où cela pêche, c'est dans la manière d'articuler l'ensemble, de construire un roman, une progression, une évolution. On est en face de scènes, parfois très réussies et très prenantes, mais le schéma d'ensemble est assez bancal. Dans les textes de présentation (très fournis) est évoquée la façon de travailler de Lorrain, de réutiliser des choses écrites et de les intégrer dans de nouvelles oeuvres, y compris des articles ou chroniques dont il vivait. de même de se référer sans cesse aux oeuvres d'autres écrivains. On pense évidemment à Huysmans et A rebours, mais les références ne manquent pas. de même que les personnages décrits sont la plupart du temps des personnages réels que l'auteur a côtoyés, et de nombreuses notes nous expliquent de qui il s'agit.

Tout cela renforce encore un côté haché, un peu segmenté du livre. Finalement, j'ai été d'avantage convaincue par Histoires de Masques, qui sont de courts récits, qui se suffisent à eux-mêmes, et dans lesquels le talent de l'auteur, sa capacité à décrire des lieux, des personnages, des ambiances, s'exprime pleinement, sans avoir besoin de construction romanesque, qu'il ne semble pas réellement maîtriser. Ou qui ne l'intéresse pas réellement.
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Il m'a fallu m'accrocher car beaucoup de références dans ce roman m'ont paru incompréhensibles, à moins d'effectuer des recherches. de beaux passages néanmoins.
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Des pierreries variées, précieuses et empoisonnées ; des obsessions de regards glauques, qu'on croit discerner fugacement en des têtes quotidiennes, poursuivant l'attention jusqu'aux cauchemars et jusqu'à la folie ; des poupées d'enfants chlorotiques à taille humaine et des toiles byzantines aux femmes assassines, le tout élu pour leurs sulfures de cadavres ; des lieux louches que fréquentent à la fois les mondaines et les gaupes, qu'un argent abondant suscite ou permet, où l'on vient en témoin de dissection ; des multitudes que la vilenie déforme, parmi une époque d'animale bourgeoisie, où le divertissant sert de prétextes aux rumeurs pour jeter son ennui dans des maux constants et anodins ; des tares partout, vues ou décelées, et recherchées sous maints parfums capiteux et captieux, sous des masques bourgeois ou monstres, qu'on ne peut plus fuir, omniprésentes comme la contagion, signe des temps nécrosés ; des drogues banales, composées parfois en bouquets aux innocentes mines, auxquelles les habitués sont mithridatisés, dont on ne mange, pâles et lassés, non tant par goût exotique que par usances blasées ; une corruption générale des moeurs, des sexes, des genres, des âges, tout travesti et adultéré, où se confondent et contredisent des lubies qui doivent autant au caractère exaspéré qu'à l'extinction du goût sain de la vitalité directe ; une fascination pour l'Orient, reliquat d'une volonté plus fraîche de quitter les remugles des villes ostentatoires, que dénaturent pourtant les visions hallucinées de couleurs fauves, d'agitations de danses suggestives et de prostitution d'enfants, ainsi que de primitives et féroces allusions de domination occidentale – en somme, un répertoire assez complet fin-de-siècle – : voici ce que propose Lorrain dans ce roman d'un dandy qu'une influence pernicieuse énerve à la névrose, mais que l'ouvrage n'élève pas au Des Esseintes de Huysmans, parce qu'il s'y trouve un prétexte narratif et une facticité de progression, au lieu d'une stricte peinture de la stagnation obsessionnelle qui constitue l'argument de l'oeuvre, qu'À rebours avait osé plus de quinze ans plus tôt, et dont le style relevait de plus de pittoresque encore.
« Rats d'opéra, lys du Rat Mort, mondaines frêles aux museaux de rongeurs, j'ai eu dans ma vie des ballerines impubères, des duchesses émaciées, douloureuses et toujours lasses, des mélomanes et des morphinées, des banquières juives aux yeux plus en caverne que ceux des rôdeurs de banlieue, et des figurantes de music-hall qui, à souper, versaient de la créosote dans leur Roederer ; et j'ai même eu des insexuées des tables d'hôte de Montmartre et jusqu'à de fâcheuses androgynes. Comme un snob et comme un mufle, j'ai aimé les petites filles angulaires, effarantes et macabres, le ragoût de phénol et de piment des chloroses fardées et des invraisemblables minceurs. » (page 65)
On suit dans Monsieur de Phocas une composition au sujet d'un homme riche, le duc de Fréneuse (autre nom de Phocas), que la présence interlope de Claudius Ethal, artiste perverti savamment, insinue et déforme morbidement. C'est l'exposition d'une emprise maléfique qui use et brise la santé, mise sous la forme d'un journal joliment invraisemblable, et que l'auteur ne déprend jamais tout à fait de la possibilité d'une guérison, ni même que, de façon paradoxale, Ethal fût un médecin de l'âme lui-même passé par les affres de l'incontrôlée révélation qui l'ont rendu excentrique. le livre est trop roman, d'ailleurs d'intrigue pauvre, pour constituer l'audace littéraire, et les douleurs jaunes qu'il décrit par assemblages sont d'usage déjà trop répandu pour abonder l'impression du génie novateur. C'est assurément de style ciselé, avec certains défauts de journaliste Gotha – des recopiages relativement patents d'articles et un inachèvement assez systématique de la profondeur –, mais c'est déjà moins ostentatoire et plus composé que Fersen, même si je ne dirais pas que c'est une trouvaille ou une élaboration, dénouement compris. Je vois encore du confort dans ce récit de la démence qu'on n'atteint jamais, où l'adhésion reste relative, et Fréneuse demeure naïf et pudique, effaré sans cesse de ce qu'on présente à ses yeux de décadent pourtant réputé à Paris : Lorrain ne fait qu'accumuler baroquement, comme dans Monsieur de Bougrelon, des préjugés assez connus de vices contemporains et de détraquements des humeurs, mis en scène en l'exposition d'une variété de thèmes symboliques perturbants et presque classés. C'est sans conteste soigné, délicat et fin, mais ce n'est pas difficile à écrire, et la tournure même de l'intrigue, d'une maigre évolution et même assez stagnante, ne réalise le crime de Fréneuse contre Ethal que d'imprévisible et d'illogique manière, sans qu'un parangon de trouble ou qu'une gradation de ressentiment l'explique, plus dans une impulsion onirique insaisissable que dans un moment de véritable conscience – c'est en quoi la forme du roman est une contradiction, les perpétuelles descriptions ne se défigeant aux ultimes pages que parce qu'il faut à l'histoire une fin, et quelle fin plutôt banale, la mort d'un personnage et le départ de son meurtrier ! Toute l'intrigue pourrait se définir tant en style qu'en stagnation par ce passage :
« Quelque chose de funèbre et pourtant de chaud et d'attiédi, comme une odeur de pourriture de fleurs, mais de fleurs de cercueil, traînait dans l'atmosphère ; quelque chose aussi se préparait et qui ne commençait pas. » (page 158)
Je n'ai même jamais reconnu une profonde communication de la pathologie psychique du glauque qui n'est également qu'une superficie et qu'une parure, qui n'est que la forme d'un ennui sis dans un monde de paresse qui cependant est incapable de se défaire des apparences et se complaît dans l'Opinion, même dans celle qu'il abhorre. C'est la structure d'un esprit inapte à créer et entraîné non pas malgré lui mais bien volontairement dans un théâtre de dénigrements imaginatifs et mesquins, et qui ne sait ni ne veut s'occuper de lui, qui le déplore en fait autant qu'il s'en régale, qui se fait un jeu de mal vivre parce que sa pose de douloureuse langueur, il le devine, est de mode et qu'on la suppose caractériser une mentalité de la distance distinguée : c'est l'intellectuel nouveau qui, ainsi, exprime son nonchaloir peiné – à juste titre Hélène Zink, préfacière de cette édition, remarque-t-elle que « La sincérité de la douleur d'un des Esseintes s'est délitée dans la pose et le snobisme. le “bréviaire de la décadence” s'est transformé en “guide des bons usages” de la mondanité fin-de-siècle. […] le dandy décadent s'opposait à ses contemporains en prônant, pour lui seul, la transgression. Mais la banalité de ce phénomène lui a fait perdre tout caractère subversif. Politiquement, le dandy a été neutralisé par une société toujours prompte à phagocyter ce qui la met en danger. le vice devient alors art de la pose, dénaturation et accaparement petit-bourgeois d'une nouvelle mode. La déviance s'exhibe, dans une logique marchande et normative. Elle se veut synonyme de raffinement culturel, d'aristocratie du vice policé. » (page 20) Avec si peu, Lorrain ne peut réellement transmettre l'inquiétude, mais il dispose certaines fatigues morales suivant différents contextes, à distance et sans confondante immersion, sans qu'on soit captivé plus que par l'ambiance de stupre latent, sans qu'on ressente avec insidieuse influence la douleur vivante et ahurie du personnage qu'une sorte d'anesthésie plaisante imprègne, sans qu'on croie à plus qu'une décoration d'ampoules pour un pantin malsain. Ce n'est néanmoins pas non plus superficiel, mais on ne saurait oublier tout en lisant qu'il s'agit de fiction, et l'on est forcé de se contenter d'un montage artificiel dont les impressions restent au registre de l'imaginaire sans investir le champ de la réalité du lecteur : rien n'est tellement « applicable » dans ce roman où même les situations ne sont pas, comme je l'ai écrit, d'une originalité surprenante ni d'un véritable trouble ; c'est une resucée élégante des poncifs de la littérature du spleen, où l'on retrouve, avec plus ou moins d'agrément selon son goût, des variations de compagnons bizarres et sophistiqués, et dans des décors chargés, et selon des excès assez prévisibles de déviante neurasthénie où l'amoral est davantage présent, moins audacieusement, que l'immoral – au fond, on perçoit toujours en sourdine la condamnation des individus déréglés, ce qui est très « sage ». L'éloquence y manque pour instruire le franc procès du siècle, car on sait avoir affaire à des exceptions qui ne résultent pas des processus explicités d'un monde en déclin, en dépit de rares beaux diagnostics, comme :
« Oh ! le ressassage des opinions toutes faites et des jugements appris, le vomissement automatique des articles lus, dans les feuilles et qu'on reconnaît au passage, leur désespérant désert d'idées, et là-dessus l'éternel plat du jour des clichés trop connus. […] Comme je comprends les bombes de l'Anarchie ! » (page 108-109),
… et malgré la suggestion brève de remèdes de pleine et vertueuse vitalité, comme :
« Partir vers le soleil et vers la mer, aller se guérir, non, se retrouver dans des pays neufs et très vieux, de foi encore vivace et non entamée par notre civilisation morne, se baigner dans la tradition, de la force et de la santé, la force et la santé des peuples restés jeunes, vivre dans l'Inde et dans l'Extrême-Orient, dans la clarté du ciel et de la mer, se disperser dans la nature, qui seule ne nous trompe pas, se libérer de toutes les conventions et de toutes les vaines attaches, relations, préjugés, qui sont autant de poids et d'affreux murs de geôle entre nous et la réalité de l'univers, vivre enfin la vie de son âme et de ses instincts loin des existences artificielles, surchauffées et nerveuses des Paris et des Londres, loin de l'Europe surtout !... » (page 176) – passage qui évoque Maupassant (Au soleil) comme beaucoup d'autres, mais sporadiques, où la couleur est alors si fidèle et reconnaissable, avec ses idiosyncrasies manifestes, que c'en est troublant comme une illusion de plagiat et même comme une réminiscence spontanée –
… mais qui retombe, avorton d'autres romans pas advenus, de romans pittoresque et supérieurs pourtant :
« Et je ne suis pas parti ! La pluie ruisselle, les arbres des avenues se dressent, lamentables, sur un ciel en colle de pâte ; dans des flaques d'eau noire, c'est l'horreur des stations de fiacre et la bousculade des parapluies, c'est le Paris de boue et le spleen de novembre. » (page 183)
On touche à des espèces de monstres sans limite et que sinon les auteurs, du moins des intrigues condamnent tout en faisant jouir de leurs portraits, et l'on se dit d'emblée que cette ménagerie turpide et improbable a mérité ce qui lui arrive : certes, mais ainsi on ne s'identifie point, et ce sont comme des romans où il n'y aurait que des figures de méchants sans étayage psychologique, sans responsabilité personelle et propre, sans mécanisme social, mystère d'êtres foncièrement maladifs, de figures dont les causes sont quasi génétiques. C'est presque un plaisir transitoire et distrait, mais tout à fait contradictoire, de tératologue pseudo moral, c'est-à-dire une façon d'accompagner la décadence en l'installant dans des attentions veules, plutôt que de la corriger, et c'est d'ailleurs le but des « récits à clés » comme celui-ci où les personnages sont identifiables à des personnes célèbres : on entretient la basse curiosité ragoteuse et malveillante des lecteurs, y compris en des livres qui feignent de la dénoncer mais qui en perpétuent plutôt la tradition en la présentant comme digne d'être littérarisée. Même, il est probable que ce roman dut en large part le bon accueil qu'il reçut, et apparemment unanime, à l'étalage mondain dont Lorrain avait l'usage quand il se plaisait à déchirer lapidairement des honneurs et des carrières, dans la presse, sur une seule épigramme défoulée et très suivie, distinguément et drolatiquement perfide, dont la foule raffole et ricane, et qui font la popularité parisienne : par précaution, on préféra sans doute, en cajolant la parution, s'épargner des représailles. C'est le paradoxe hideux, en quelque sorte, du mirliflore affectant de dénoncer une fois encore et pour la galerie l'époque insincère de dandysme éculé, écorchant avec force distance et pose des oeuvres contre lesquelles il promeut profondeur et véracité, et condamnant avec ostentation des milieux surfaits, obscènes et immoraux afin que se régale indécemment un lectorat nombreux, complice et plein de vices auquel l'auteur aspire à plaire ! Ainsi le roman fin-de-siècle ou décadent succombe-t-il, à force de reprises et de blanchiments, à une exténuation de sa propre dénonciation : son intention de contestation passée, il devient lui aussi une pièce de mode, une ciselure cruelle et sardonique, un apanage de foule dérisoire ainsi qu'un divertissement venimeux, comme une caricature aux traits méticuleux, plaisante aux amateurs de caricatures puis aux caricaturés, dont l'objet initial eût été – la caricature même.
Lien : http://henrywar.canalblog.com
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Jean Lorrain est probablement le dernier de ceux que l'on a baptisés les "Décadents". Son ouvrage se caractérise par un style finement ciselé, que je comparerais, en peinture, aux tableaux de Gustave Moreau, avec une haute dose de symbolisme et de sens cachés.
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Génial !
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