Le premier siècle après Béatrice//
Amin Maalouf/ Parution en 1992
Quel couple n'a pas rêvé de pouvoir choisir le sexe de son bébé ?
C'est ainsi que l'on va voir les conséquences que cette éventualité peut générer, et comment les perversités de l'archaïsme et celles de la modernité peuvent s'unir pour le pire des scénarios, un scénario à la
Barjavel que n'aurait pas renié
Jean Raspail.
Avec
Amin Maalouf, on n'est pas habitué à ce genre de récit : et pourtant, la trame et l'intrigue sont remarquablement conduits, comme toujours avec un tel talent de conteur qui rend cette histoire passionnante.
D'abord le titre de l'ouvrage : la naissance de Béatrice fille du narrateur et de Clarence va marquer comme une nouvelle ère, une ère de désordre dans le monde entier.
L'action se situe à la fin de la première moitié du XXI é siècle. Il s'agit donc d'une fiction, d'une fable, mais qui se base sur des faits déjà avérés dans certain pays, c'est à dire que la possibilité de connaître le sexe du foetus avant la naissance infère le choix de garder ou non ce foetus. D'où une natalité sélective dont les conséquences à l'échelle mondiale serait une catastrophe.
Dans ce récit, depuis quelques années on note dans plusieurs régions du monde un plus grand nombre de naissance masculine que féminine. Les causes peuvent être multiples, mais certains soupçonnent que des chercheurs ont découvert un moyen de ne faire naître que des garçons.
Le narrateur, entomologiste distingué rencontre une journaliste, Clarence, dont il tombe amoureux. le couple un beau jour songe à avoir un enfant. Notre scientifique n'imagine pas avoir autre enfant qu'une fille dont il a déjà fait le choix du prénom : ce sera Béatrice.
L'histoire de la « fève de scarabée », gris-gris qu'il a acheté en Égypte qui aurait comme vertu de n'entrainer que la naissance de garçon, vient semer le trouble au sein du couple.
André Vallauris, l'ami de toujours, avant qu'il ne meure subitement avait rédigé une lettre destinée au narrateur lui exposant son projet de créer le « Réseau des Sages » « qui aurait pour rôle d'alerter l'opinion et les diverses autorités sur les dangers qu'entraine la manipulation irresponsable de l'espèce humaine », lettre qui lui est remise finalement par sa veuve.
Sans déflorer le sujet ni l'intrigue, je peux dire que l'on va assister à une dérive aux conséquences étonnantes quand un apprenti sorcier, le Dr Foulbot, sera suspecté d'avoir mis au point la « substance » magique qui « stérilise » sélectivement et crée une natalité discriminatoire.
« Éliminer sur les cinq continents des millions de filles parce qu'une tradition stupide née à l'âge du gourdin veut que la famille se perpétue par les fils. Une fois de plus, l'instrument moderne au service d'une cause surannée. »
Quand on sait que la chasse aux filles devenues si rares va provoquer une angoisse mondiale, on comprend que l'amour qui unit Béatrice à son père soit incommensurable. de très belles pages sur ce thème et sur bien d'autres sont à lire et relire.
Quelques réflexions pleines de bon sens :
« N'est-ce pas plutôt la situation actuelle qui est aberrante, à savoir que les pays qui peuvent nourrir et vêtir et soigner et instruire leurs enfants en aient de moins en moins, et que ceux qui sont incapables de s'en occuper en aient de plus en plus. »
« Seuls se félicitent d'être arrivés ceux qui se savent incapables d'aller plus loin. »
« …ce fossé vertigineux qui partage le monde, cette faille horizontale responsable de tant de secousses ; D'un côté toute la richesse, toutes les libertés, tous les espoirs. de l'autre, un labyrinthe d'impasses : stagnation, violence, rages et orages, contagion du chaos, et le salut par la fuite massive vers le paradis septentrional. »
« N'est-ce pas le paradoxe de notre culture qu'en devenant maîtresse de l'espace elle soit devenue esclave du temps ? »
« On s'imagine parfois qu'avec tant de journaux, de radios, de télés, on va entendre une infinité d'opinions différentes. Puis on découvre que c'est l'inverse : la puissance de ces porte-voix ne fait qu'amplifier l'opinion dominante du moment, au point de rendre inaudible tout autre son de cloche. »
Et pour conclure, une vision pessimiste de notre avenir :
« Les économistes expliquent de quelle manière l'écroulement du Sud a ébranlé l'opulence du Nord ; ils savent décrire la panique des places boursières, les faillites en cascade, les entreprises ruinées, les suicides… »
En résumé, un Maalouf différent, très différent, mais toujours intéressant qui incite à la réflexion.