Pourquoi fallait-il qu’il y ait eu cette horreur de guerre pour les empêcher d’être heureux ? Ils s’étaient mariés à la veille des hostilités, Géraldine n’avait même pas pu étrenner le beau mobilier retenu à Rennes et qui devait orner leur futur appartement. Au lendemain de leur mariage, la guerre les avait séparés. Pendant de longues et déchirantes années, ce qui restait de jeunesse à la presque vieille fille qu’elle était alors – elle avait près de trente ans lorsque Jean et elle s’étaient connus – s’était effrité au long des jours sans couleur – les jours et les nuits d’attente et de désespoir.
Au fond, les choses ne se passent jamais comme on les prévoit… Lorsque Stella imaginait son mariage, elle se voyait revêtue de flots de satin blanc et de voiles arachnéens, avançant le long d’une nef toute vibrante de sons et de chants triomphaux, jusqu’à l’autel où l’attendait son futur époux. Il serait fier et souriant, elle, grave et fervente, les joues roses de son émoi secret, les lèvres un peu tremblantes. Autour d’eux, un cortège d’apparat, des visages ravis, des mains chaleureuses, les demoiselles d’honneur en robes claires, des bouquets, des voitures…
Mœurs sauvages que celles de ce temps-là… Est-ce que celles d’aujourd’hui avaient tellement changé ? Est-ce que les cœurs ne restaient pas les mêmes – hardis ou couards, perfides ou violents – sous l’enveloppe policée ?
Le chant du coq éveilla Stella qui ouvrit languissamment les yeux à la lumière de ce matin d’automne. Le décor l’accueillit comme une joie quotidienne et rassurante. Elle repoussa Sauve-qui-peut qui dormait dans le creux tiède de son épaule et dont la colère d’être dérangée s’exhala en un grognement hargneux, suivi d’un bâillement interminable qui montra jusqu’au tréfonds son palais rose de félin.
Une fille de marins s’amouracher d’un marchand !… N’empêche qu’elle n’eût pour rien au monde épousé un des leurs. Ah ! elle avait trop vu sa mère s’épuiser en désespoirs silencieux à chaque départ des hommes, -époux qui enfant, -elle avait trop senti la tristesse, les difficultés et les hargnes de son existence solitaire pour souhaiter le même destin.