mais au fond la réalité qu'est-ce que c'est sinon la façon de voir la plus partagée
je regarde l'homme dans le cercle du lumière
dans cette lumière trop crue qui me brûle les yeux
à moi qui n'ai plus le droit à
la lumière
je regarde cet homme cette nouvelle recrue
cet homme qui va devenir mon ombre
qui va alourdir mon ombre sur les pas
c'est fou ce que c'est lourd une ombre
on ne le croirait pas
avez-vous déjà remarqué
quand le soleil tombe à l'horizon
cette ombre longue et lourde le long des murs
accrochée à vos pas
ce qu'elle est lourde à traîner
et quand vous vous retournez
vous ne la reconnaissez pas
c'est qu'elle vous montre la part que vous ne voulez
pas voir
la part d'ombre
c'est un peu comme
une forme de torture très lente
et très raffinée
le tortionnaire torturé
de sa propre main
le persécuteur persécuté
chaque jour dans la pièce du sous-sol
je regarde l'homme dans le cercle de lumière
dans cette lumière trop crue qui me brûle les yeux
à moi qui n'ai plus le droit à
la lumière
je regarde cet homme
cette nouvelle recrue
cet homme qui va devenir mon ombre
(p.74)
les hommes ont oublié qu'il y a mille façons de voir
et qu'une étoile de loin ça ressemble à
une épingle
J'ai renoncé au monde des vivants
je n'appartiens pas encore à celui des morts
je suis du monde des ombres
Il y a souvent des surprises dans ce qui précède le dépouillement ultime.
L'ordonnance, lui, se tient toujours en dehors du cercle de lumière (qui n'est accessible qu'a partir d'un certain nombre de galons) et il reste donc très concentré sur son étude des couleurs pour ne rien voir d'autre.
Surtout pour ne pas trop voir la chose, l'ordonnance n'imagine pas quel autre mot utiliser, bien sûr qu'il sait qu'il s'agit (qu'il s'agissait) d'un homme, mais vraiment il faudrait faire un effort pour se rappeler que ce fut un homme alors l'ordonnance, dans ses réflexions à lui-même, parle toujours de chose.
je croyais n'avoir plus peur de la mort
de l'avoir trop donnée elle est devenue une
habitude une
compagne
une amie une
alliée
mais enfin vous avouerez que ce n'est pas
la même chose
selon l'extrémité
où
on se place
donner la mort ou la recevoir
ce n'est pas tout à fait
pareil
après la guerre après les Hommes-poissons les
marécages
il n'y avait que le silence
et les médailles les décorations accrochées sur
les poitrines que les âmes
avaient désertées
du clinquant du doré sur une poitrine vide
ça fait joli mais ça sonne creux
Vous me direz
il faut bien distinguer
entre tuer à la guerre
et tuer pour tuer
c'est en tout cas ce qu'on nous disait à l'époque
les morts de guerre ne sont pas des crimes
soldats
nous disait-on
puisque vous avez tué pour une cause
noble
pour la défense de la Nation
pour la Victoire
et dans leur voix tu sentais la majuscule
alors que vie n'en prenait pas
[...]
voyons soldat
il faut bien que quelqu'un tue pour éviter
d'être tués
pour sauvegarder la Nation
que quelqu'un se tape le sale boulot
mette les mains
dans
le cambouis dans le sang les entrailles
dans la merde
et vous voudriez après
vous voudriez
qu'on se remette en question
impossible soldat
impossible
suspect
après la guerre après les Hommes-poissons les
marécages
il n'y avait que le silence
et les médailles les décorations accrochées sur
les poitrines que les âmes
avaient désertées
du clinquant du doré sur une poitrine vide
ça fait joli mais ça sonne creux