J'ai enfin lu «
Leurs enfants après eux » de
Nicolas Mathieu, Goncourt 2018. En retard, d'accord, mais je ne vais pas bouder mon plaisir pour autant. Un plaisir tardif mais qui vaut d'être partagé (s'il reste par hasard d'autres retardataires…).
L'auteur plante vite le décor : une région de l'Est de la France faite de chômage, d'emplois précaires, usant physiquement, en manque d'éducation, en manque d'horizon. Au fur et à mesure que se dressent et s'affinent les portraits de tous les personnages de ce roman -les adolescents principalement, mais aussi leurs parents - c'est toute une histoire sociale des années 90 qui se dessine sur 4 étés (entre 1992 et 1998).
Les ado qu'on découvre à l'âge de 13-14 ans grandissent et avec eux des désirs qui naissent et des rêves auxquels ils s'accrochent, malgré tout, coûte que coûte, de se sortir de là, de fuir cette région pauvre, sans réel avenir. L'espoir de ne pas devenir comme leurs parents, à trimer, à toujours compter et pourtant à être toujours dans le rouge. Une jeunesse qui n'en est pas moins lucide sur le risque grand de reproduire (habitus de Bourdieu), de ne pas avoir toutes les cartes en main pour pouvoir s'en sortir. Parce qu'ici les chemins à prendre sont plus limités qu'ailleurs, dans les grandes mégalopoles, et qu'ils peuvent souvent mener sur un cul-de-sac, pour ne pas dire droit dans le mur. Quand on nait dans ces régions, il faut savoir bien nager pour ne pas couler. Quand on nait dans ces régions, ce n'est pas du 50/50 : on sait d'avance que nos chances sont réduites…
Bien sûr, il y a ceux qui sont un peu mieux nés, dont les parents ont un boulot mieux rémunéré et qui regardent les autres, « ces cassos », de haut. Les premiers connaissent les voyages dans le Sud ou à l'étranger, les endroits où ça brille, les maisons avec piscine, les fringues de luxe. Et pas la peine d'avoir fait des études de sociologie pour savoir qu'on ne se mélange pas ou à peine ou seulement un soir par désoeuvrement, si on est un peu bourrés.
Il y a ceux qui finissent par se dire que l'école va leur ouvrir des voies, qu'il faut se plonger à cor et à cri dans les études, quitte à ne pas dormir assez, quitte à ne bouffer que ça pendant une longue période (mais il faut pour cela des capacités parfois supérieures à la moyenne). Pour d'autres, ce sera l'armée pour les sortir de cet environnement moribond ; d'autres choisiront des voies moins légales, peut-être plus rapides mais plus dangereuses à tous les niveaux (la drogue, la violence). Certains enfin, les plus nombreux sûrement, finissent par reproduire, et se résigner comme leurs parents. Ils se mettent en couple jeunes, font un enfant rapidement (plus tôt et plus que la moyenne nationale), et se disent, bon an mal an, que ce n'est pas si mal, même si parfois on se sent emmurés et que les rêves se réduisent comme peau de chagrin.
Les possibilités de sorties, d'activités sont souvent réduites : on se retrouve en bas de l'immeuble à fumer du shit ou encore au troquet du coin, à consommer beaucoup d'alcool. On oublie comme on peut. On joue à la PlayStation, on regarde des séries, on tourne en rond parfois. Certaines filles qui ont un physique agréable peuvent espérer -si elles se débrouillent bien- un bon mariage, trouver un petit banquier qui les emmènerait loin d'ici, à Paris ou pas loin de la capitale, mais partir à tout prix de là. Les mecs, ça joue les caïds, les gros bras parce qu'il n'y a que comme ça qu'on ne se fait pas trop marcher sur les pieds, parce que c'est le langage de la rue qui prédomine depuis des générations, parce qu'il n'y a que comme ça qu'on peut survivre.
Et bien sûr, durant les sorties avec les potes, le sexe opposé est un des sujets de conversation. C'est tout de même mieux que de parler du bahut, de l'avenir à l'usine à faire les trois/huit. Parce que l'amour (quelle que soit la classe sociale à laquelle on appartient), les jeux de séduction, réussir à emballer une nana, ça fait aussi partie des règles, même si les codes sociaux sont différents entre chaque groupe. Mais au-delà de ce jeu, il y a l'espoir invariable de rencontrer l'autre, de trouver l'amour, celui ou celle qui nous fera oublier notre solitude, par les corps imbriqués, les sueurs mêlés. L'amour est aussi une forme de rêve, d'espoir, même illusoire…
J'ai été souvent bluffée par les épisodes de ce roman, par ces passages d'un hyper réalisme, contenant un regard fin, précis, fouillé sur tous les protagonistes. Par les éléments de langage, un vocabulaire juste, les pensées de ces personnages, multiples, si différents, par des petits riens (les paroles d'une chanson, l'ambiance de la coupe du monde de foot, les expressions des jeunes, etc.),
Nicolas Mathieu nous immerge dans cet univers. Il nous fait ressentir à chaque page l'ambiance, la mentalité, la noirceur mais aussi toutes les espérances d'une époque (finalement pas si lointaine au vue de l'actualité). Pas étonnant d'ailleurs, de découvrir qu'il a participé à l'ouvrage « Gilets jaunes, pour un nouvel horizon social » (avec Bégaudau, Mordillat, Binet, Ernaux et beaucoup d'autres).
Et nous immergeant dans cette histoire, au-delà de nous faire ressentir le climat de l'époque, l'auteur arrive à nous faire aimer tous ces ado (jusqu'aux petites frappes) et tous leurs parents : on vibre avec eux, on espère, on désespère, on est en colère et on aime comme eux.
Chacun de ces personnages est comme une pièce caractéristique et représentative d'un puzzle qui, une fois complet, dessine une ville avec ses critères économique et social. Des gens si différents et en même temps si proches, où chacun traine son histoire, sa reproduction sociale, ses schémas de vie un peu étriqués parce que c'est tout ce qu'ils connaissent, parce que ce n'est que comme ça qu'ils fonctionnent et ont appris à fonctionner, tout cet habitus qu'ils trainent comme des boulets trop lourds.
Nicolas Mathieu a bien mérité son prix (je vous ai bien dit que j'étais bluffée). Il a réussi par son écriture à la fois noire, profonde et sensible, à faire le portrait – tel un pointilliste- de tout un microcosme social et d'une génération dans une région souvent oubliée. Mais, pour ma part, je ne vais pas oublier si vite Anthony, Hacine, Stéphanie, Clem, Hélène, Patrick et tous les autres...