Entre McEwan et moi, c'est une longue histoire… et pourtant au départ, ce n'était pas gagné. Mes deux premières lectures ("
Amsterdam" et "
L'enfant volé") bien que m'ayant fait rapidement réaliser l'ampleur de son talent, m'avait laissé la vague impression que ce n'était pas un auteur pour moi. Trop "taciturne", trop "minutieux", presque chirurgical dans l'analyse de l'impact des situations sur ses personnages…. J'ai néanmoins insisté, un peu vexée de n'avoir pas su succomber, comme de forts recommandables amis lecteurs, au charme caché de l'auteur anglais. Et depuis, je suis devenue accro à ce qui dans un premier temps m'avait rebutée !
Une fois de plus, j'ai été conquise, dans "
Délire d'amour", par sa capacité à décortiquer les conséquences imprévisibles et parfois disproportionnées qu'ont certains événements sur nos vies.
Cela commence dans un cadre champêtre, autour d'un pique-nique qui réunit Joe et Clarissa après six semaines de séparation. Ils forment un couple équilibré et complice, menant une vie confortable et sereine, enrichie par leurs respectives et enrichissantes activités professionnelles, lui dans le journalisme scientifique, elle comme universitaire spécialisée en littérature.
Le moment de bascule est celui d'un accident aussi improbable que tragique. Une poignée d'individus, dont Joe, secourent un homme qui a perdu le contrôle de l'aérostat que le vent menace d'emporter avec son petit-fils à bord. Dans la désorganisation que suscite la panique, ils finissent tous par lâcher les cordes grâce auxquelles ils maintiennent l'engin au sol, sauf un. L'épisode s'achève sur sa chute, spectaculaire et mortelle.
Au-delà du caractère traumatique de la scène elle-même, et du questionnement qui s'ensuit sur la responsabilité de chacun dans cet accident, elle devient pour Joe le point de départ d'un cauchemar. C'est d'abord anodin, et même un peu ridicule : Jed Parry, présent au moment du drame, s'est alors épris de Joe, d'un amour platonique mais obsessionnel, qui s'accompagne d'une idée fixe, celle de convertir l'aimé à Dieu. Au départ inoffensif bien qu'un peu lourd, l'homme, en grande demande affective, se livre bientôt à un harcèlement permanent.
Mais ce qui intéresse
Ian McEwan n'est pas tant d'évoquer la progression des méthodes persécutrices de Ted, que d'analyser leurs effets sur la vie de sa victime, et plus particulièrement sur sa vie de couple.
Le harcèlement subi par Joe crée une fêlure dans la relation qui l'unit à Clarissa, dont il réalise la délicatesse et la complexité de l'équilibre. En scientifique, Joe est d'une intelligence méticuleuse et aigüe, ne tenant aucun compte du champ affectif, très attaché à l'objectivité. Aussi, lorsque sa compagne met en doute l'importance et la dangerosité du comportement de Ted, voire s'interroge sur la véracité du témoignage de Joe, ce dernier est déboussolé, ses repères en fuite. Comment réinstaurer les règles d'une communication neutre et compréhensible quand les informations parviennent déviées par le prisme du désir et des convictions, chacun se convainquant de ce qu'il croit ? L'objectivité implacable, éludant l'empathie, devient une stratégie fatale, source d'incommunicabilité et de malentendus.
Isolé face à la menace grandissante -dont le lecteur finit lui-même par douter de la réalité- que constitue Ted, impuissant et malheureux face à l'insidieux mais sérieux délitement de son couple, le narrateur utilise pour s'en défendre l'approche qui lui est la plus familière, l'investigation méthodique, tout en se débattant avec le sentiment de vulnérabilité que provoque la situation en réveillant une vieille et latente frustration professionnelle (l'impression d'être un scientifique raté) qui se manifeste par l'expression de projets trop ambitieux.
Entre absurdité de la situation et gravité des ramifications complexes qu'elle engendre,
Ian McEwan navigue avec brio, et parvient une fois de plus à nous passionner en nous plongeant dans les rouages de la psychologie humaine.
Lien :
https://bookin-ingannmic.blo..