Il avait besoin de prendre son temps, de raviver son souvenir et d’entourer celui-ci d’une forme de cérémonial. La gravité de son ton avait refroidi les filles, qui n’étaient pas certaines d’être prêtes à entendre ce qu’il voulait leur confier, pas en pleine forêt, pas au moment où minuit s’approche et où tout peut arriver. Là encore, il ne leur avait pas demandé si elles voulaient connaître son histoire. Il devait la raconter, ici, maintenant, pour se débarrasser de cette chose qui le tirait vers son passé.
Quelqu’un est venu ici, avait-elle murmuré, et Abe avait acquiescé. La fragile perturbation des couleurs, gris et verts estompés, ne lui échappait pas. Elle éprouvait le même sentiment quand son frère ou sa mère venait fouiner dans sa chambre.
On se fait des idées, avait dit Abe, ça doit être un animal, un renard ou un coyote, y’en a plein dans le coin. Elle avait tapé des mains pour faire fuir l’animal, mammifère ou simple oiseau, et ils avaient recommencé à s’éclabousser, à faire la planche là où la profondeur de la Brûlée le permettait, à jouir de la fraîcheur de la rivière, assis dans l’eau jusqu’au nombril, le visage offert à la lumière éblouissante de ce mois d’août dans lequel la chaleur de juillet se prolongeait.
Des histoires qui suscitaient la moquerie, mais aucune mort tragique, aucune noyade, aucun de ces drames qui font naître les légendes et transforment les nuits en repaires d’ombres habités par les figures d’une nouvelle hantise, esprits malins ou monstres à visage humain qu’on redoute ensuite de voir apparaître à sa fenêtre.