Citations sur Vies Minuscules (91)
Il lisait des livres. Il fronçait ce faisant son front de petite brute, serrait les mâchoires et avait une moue dégoûtée, comme si un haut-le-coeur permanent et nécessaire le liait sans recours à la page qu'il haïssait peut-être, mais amoureusement décortiquait, comme un libertin dix-huitième dépèce membre à membre une victime encore, avec méticulosité mais sans goût et rien que pour dépecer. Il persistait dans cette écoeurante besogne bien au-delà des heures d'étude, jusqu'au réfectoire et dans la cour de récréation où, stoïque, pelotonné dans les racines d'un marronnier, dans le coin bruyant d'un préau, il s'abîmait dans le quelconque Quo vadis ou autre péplum de bibliothèque verte, qui le torturait.
(Vies des frères Bakroot)
Je ne savais pas que l’écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l’Afrique, l’écrivain une espèce plus avide de se perdre que l’explorateur ; et, quoiqu’il explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et de forêts, qu’en revenir cousu de mots comme d’autres le sont d’or ou y mourir plus pauvre que devant-en mourir- était l’alternative offerte aussi au scribe.
Ces mots m'étaient une Annonciation et comme une Annoncée, j'en frémissais sans en pénétrer le sens; mon avenir s'incarnait, et je ne le reconnaissais pas; je ne savais pas que l'écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l'Afrique, l'écrivain une espèce plus avide de se perdre que l'explorateur; et quoi'il explora la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et forêts, qu'en revenir cousu de mots comme d'autres le sont d'or ou y mourir plus pauvre que devant-en mourir- était l’alternative offerte au scribe.
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Suite de la citation P16
C’était pendant les vacances de Noël. Dans une fac des lettres où je n’avais pas rencontré Roland, j’hésitais encore entre les passés simples et le simple présent, et sûrement je préférais celui-ci quoique je sache déjà que mon trop grand appétit pour lui me vouais à l’autre, l’étique, le renfrogné, l’anorexique.
J'ignore le nom de la banlieue chic d'où une nuit, l'hiver, je m'enfuis ou fut chassé d'un atelier sous les combles d'un pavillon modern' style: des stucs ricanaient dans les buis froids, des faunes, des gueules ouvertes sous la lune; j'insultais quelqu'un; mes mains écorchées cherchaient des grilles, des blessures, des issues. La marche ni le gel ne me dégrisèrent : ruines de ma conscience alors dévastée et du souvenir qui aujourd'hui s'éclipse, je revois l'eau de plomb du canal Saint-Martin, un sinistre bistrot de la Bastille, et sous les néons a giorno la défection de visages promis à la nuit. Les grands trains besogneux sur les poutrelles tremblantes firent se lever l'aube; un peuple de spectres accablés et très doux arrivait des banlieues, le jour sur ses talons: j'étais quai d'Austerlitz, je ne partais pas.
Ma mère me mit en pension à un âge encore tendre ; non par brimade : on en usait ainsi, le lycée étant loin, les gares peu desservies, les transports coûteux ; et puis aux yeux de ceux à qui grand air et liberté n'apprennent que quelques gestes essentiels, tôt harassants et monotones dès la jeunesse, il semblait légitime que la tâche glorieuse, toujours nouvelle et sans cesse s'améliorant, d'apprendre le pourquoi de toutes choses s'assortît, peut-être se payât d'une claustration quasi-monacale, romaine.
(Vie des frères Bakroot)
Qu'est-ce donc que quelques années encore de vie, quand on est riche de tant de pertes ?
Il cesse d'appartenir à l'instant, le sel des heures se dilue, et dans l'agonie du passé qui toujours commence, l'avenir se lève et aussitôt se met à courir .
...le perpetuel futur, le triomphe des destins qu'on hâte en s'insurgeant contre eux.
Les choses du passé sont vertigineuses comme l’espace, et leur trace dans la mémoire est déficiente comme les mots : je découvrais qu’on se souvient.